La logique est cette partie de la philosophie qui
traite des lois de l'esprit humain dans son rapport avec la
vérité. En tant qu'elle étudie ces lois, elle est
la science du vrai ; en tant qu'elle en tire des règles pour la
conduite de l'esprit, elle est l'art de penser.
Elle se divise donc en deux parties : en tant que science, elle est ce
que l'on appelle logique pure ou logique formelle ; en tant qu'art de
penser, elle est la logique appliquée ou méthodologie. (
Les scolastique exprimaient cette différence en distinguant une
logica docens et une logica utens ).
SECTION1
CHAPITRE PREMIER
Des degrés d'assentiment. Certitude et probabilité.
286. Degrés d'assentiment.
Avant d'étudier les lois que suit
l'entendement dans l'acquisition de la vérité, il est bon
de faire connaître les différents états où
l'esprit peut se trouver par rapport au vrai et au faux : par exemple,
s'il possède le vrai, c'est la science ; s'il en est
privé, c'est l'ignorance ; s'il hésite, c'est le doute,
etc. C'est ce que Bossuet ( I,XIV ) appelle les dispositions de
l'entendement, et Leibniz avec Locke ( Essai, IV, XVI ), les
degrés d'assentiment. Kant a également consacré un
chapitre à ce sujet dans sa Critique de la raison pure (
Méthodologie transcendantale, ch.II, sect. III ).
La science.- Bossuet définit la science par les
caractères suivants :
( Quand par le raisonnement on entend certainement quelque chose, qu'on
en comprend les raisons, et qu'on a acquis la faculté de s'en
ressouvenir, c'est ce qui s'appelle science. Le contraire s'appelle
ignorance.
La certitude.- Le caractère propre de la science est la
certitude. Qu'est-ce que la certitude ? C'est l'état de l'esprit
qui adhère à la vérité sans aucun
mélange de doute. Pour l'entendre il faut définir le
doute.
Le doute.- Le doute est la suspension du jugement. Lorsque les raisons
qui militent en faveur d'une opinion sont ou nous paraissent
équivalentes à celles de l'opinion contraire, nous ne
pouvons pas nous prononcer entre elles ; nous ne donnons notre
assentiment ni à l'une ni à l'autre : nous restons
suspendus entre les deux ( dubitatio ) : nous doutons.
Ainsi la science, considérée au point de vue subjectif,
c'est-à-dire au point de vue du sujet pensant, se
caractérise par la certitude et s'oppose au doute : mais au
point de vue objectif, elle se caractérise par la possession de
la vérité et elle s'oppose soit à l'ignorance,
soit à l'erreur.
287. Le vrai et le faux.
Qu'est-ce que la vérité ?
Le vrai, dit Bossuet, est ce qui est ; le faux est ce qui n'est pas.
On peut, en effet, entendre la vérité, soit comme un
attribut de la pensée, soit comme un attribut des choses. Dans
le premier sens, le vrai est la conformité de la pensée
à son objet, c'est-à-dire à ce qui est. Dans le
second cas, c'est l'être lui-même, et, comme dit Bossuet,
c'est ce qui est « On a objecté ( Hartzen, Principes de
logique, note 1 ) que si le vrai est ce qui est, un mensonge doit
être vrai. Cette objection est un sophisme : car le mensonge
consiste à dire ce qui n'est pas. ». Ainsi on dira, dans
le premier sens, que j'ai une pensée vraie, quand je
prédis une éclipse et que cette éclipse a lieu en
effet : car ma pensée était conforme à l'objet.
Dans l'autre sens, toutes les lois de la nature, les
propriétés géométriques, l'ordre moral,
l'essence de Dieu, en un mot, l'ensemble des choses compose la
vérité ; et comme Dieu est le principe de cet ordre,
c'est lui qui est la vérité même : Ego sum veritas.
De même, le faux peut-être considéré soit
dans la pensée, soit dans les choses. Dans la pensée,
c'est la non-conformité de la pensée à son objet.
Dans les choses, c'est ce qui n'est pas.
288. L'erreur et l'ignorance
Il importe maintenant de distinguer l'erreur et
l'ignorance :
Errer, c'est croire ce qui n'est pas ; ignorer, c'est simplement ne
savoir pas.
Socrate disait avec raison que l'erreur est une double ignorance : car
celui qui se trompe ignore la vérité, cela est
évident ; mais de plus il ignore qu'il ignore : c'est donc
ignorance sur ignorance.
On a pu remarquer que dans sa définition de la science Bossuet
introduit la mémoire ; c'est, dit-il : « la faculté
de se ressouvenir » de ce qu'on a une fois compris. Locke est du
même avis ( IV, XVI, ch. 1 ) La science implique donc
l'assentiment non seulement de ce que l'on comprend actuellement, mais
encore à ce que l'on se souvient d'avoir compris : car aucun
géomètre ne peut avoir à la fois toute la
géométrie présente à l'esprit : et c'est
par là aussi, comme l'a remarqué Descartes, qu'il peut y
avoir une part de doute, même dans la science : « Car je me
souviens d'avoir souvent estimé beaucoup de choses pour vraies
et certaines, lesquelles, par après, d'autres raisons m'ont
porté à juger absolument fausses. » 1ère
Méditation.
289. L'opinion et la foi.
Indépendamment de la science, il y a encore
deux états de l'esprit par rapport à la
vérité : l'opinion et la foi. L'opinion consiste à
juger « sur des raisons probables et non tout à fait
convaincantes ».
C'est l'opinion, qui « encore qu'elle penche d'un certain
côté, ainsi qu'il a été dit, n'ose pas s'y
appuyer tout à fait, et n'est jamais sans quelques crainte
».
Dans la pratique, l'opinion arrive souvent à une confiance
presque aussi grande que celle que donnerait la science, car, dit Locke
:
« Il n'y a peut-être personne au monde qui est le loisir,
la patience et les moyens d'assembler toutes les preuves de part et
d'autre… cependant le soin de notre vie et de nos plus grands
intérêts ne saurait souffrir de délais, et il est
absolument nécessaire que notre jugement se détermine.
» ( IV, XVI, ch. 3 )
Mais cette certitude toute pratique de l'opinion n'est pas comparable
à la certitude absolue de la démonstration scientifique.
La foi. C'est un état d'esprit qui consiste à croire, dit
Bossuet, sur le témoignage d'autrui, et alors, ajoute-t-il :
Ou c'est Dieu qu'on croit, et c'est la foi divine, ou c'est l'homme, et
c'est la foi humaine.
La foi divine n'est sujette à aucune erreur, parce qu'elle
s'appuie sur le témoignage de Dieu, qui ne peut tromper, ni
être trompé. La foi humaine, en certains cas,
peut-être aussi indubitable, quand ce que les hommes rapportent
passe pour constant dans tout le genre humain, sans que personne le
contredise, par exemple, qu'il y a une ville nommée Alep et un
fleuve nommé Euphrate, et quand nous sommes très
assurés que ceux qui nous rapportent quelque chose n'ont aucune
raison de nous tromper.
290. Les degrés d'assentiment
d'après Kant.
Kant, dans la Raison pure, reprend les mêmes
distinctions en les caractérisant d'une manière plus
systématique. Il distingue aussi trois états : l'opinion,
la croyance et la science.
Tout assentiment de l'esprit repose sur des principes qui peuvent
être subjectivement ou objectivement suffisants. Ils le sont
subjectivement quand ils suffisent pour nous persuader ; ils le sont
objectivement quand ils sont de nature à s'imposer
également à tout esprit jugeant des mêmes choses.
Cela posé,
L'opinion, selon Kant, est une affirmation qui a conscience
d'être insuffisante, tant subjectivement qu'objectivement. Si
elle n'est suffisante que subjectivement et qu'elle soit en même
temps regardée comme objectivement insuffisante, elle s'appelle
croyance. Enfin, si cette affirmation vaut à la fois
objectivement et subjectivement, elle s'appelle science.
Comment distinguer ces trois états l'un de l'autre ? car souvent
l'opinion paraît se confondre avec la croyance, et la croyance,
au moins subjectivement, a toutes les apparences du savoir.
Pour ce qui est des deux premiers états, à savoir :
simple opinion, ou conviction avec croyance, Kant propose une pierre de
touche ingénieusement choisie, à savoir, le pari :
Souvent il arrive, dit-il, que quelqu'un affirme d'un ton si confiant
et si imperturbable, qu'il semble avoir déposé toute
crainte d'erreur. Mais un pari l'embarrasse. Quelquefois cependant il
estime sa persuasion jusqu'à un ducat et non pas à dix.
Car il en mettra bien un en jeu ; mais s'il s'agit d'en mettre dix, il
remarquera à la fin ce qu'il n'avait pas remarqué
d'abord, c'est qu'il est cependant possible qu'il ait tort.
Voilà l'opinion distinguée de la croyance ; mais comment
distinguer la croyance, ou persuasion subjective, de la science qui est
en même temps objective ? Kant propose un nouveau criterium :
c'est la vérification sur autrui.
L'épreuve que l'on fait, dit-il, sur l'entendement d'autrui des
principes qui sont valables pour nous, afin de voir s'ils produisent
sur une raison étrangère la même effet que sur la
nôtre, est un moyen qui, bien que purement subjectif
lui-même, nous sert cependant à découvrir la valeur
toute personnelle de notre jugement.
Dans beaucoup d'autres cas, une autre pierre de touche est la
vérification expérimentale. Ainsi, par exemple, l'opinion
de ceux qui croyaient que la terre était ronde est devenue
science lorsqu'on a pu faire le tour de la terre.
Quant à une difficulté plus profonde qui pourrait
s'élever, et qui consisterait à soutenir que tout le
savoir humain, dans son ensemble, repose en définitive sur une
croyance invérifiable à savoir, la croyance à la
légitimité de nos facultés, cette
difficulté doit être renvoyée à la
discussion du scepticisme.
De toutes les distinctions précédentes, celle qui importe
le plus à la logique, et qui, dans l'intérêt de nos
recherche ultérieures, doit être la plus approfondie quant
à présent, est celle de la certitude et de la
probabilité.
291. De la certitude.
La question de la certitude peut-être
discutée à deux points de vue ontologique et objectif, et
en ce sens elle appartient à la métaphysique ; ou bien au
point de vue formel et subjectif, et elle appartient alors à la
logique.
Le premier point de vue consiste à se demander qu'elle est
l'autorité, la légitimité, la portée de la
raison humaine considérée dans son ensemble et dans ses
principes, quel est le dernier fondement de nos connaissances. Cette
question, comme tout ce qui concerne les premiers principes, est du
ressort de la métaphysique. Le scepticisme est une
théorie métaphysique, et ne peut-être
discuté que par la métaphysique.
Mais le scepticisme lui-même admet qu'au point de vue formel,
c'est-à-dire au point de vue des lois de notre esprit, sinon de
l'ordre réel des choses, il y a une différence entre le
douteux, le probable et le certain. Aucun sceptique sérieux ne
nierait la différence de l'astrologie judiciaire et de
l'astronomie, la différence entre les récits du
passé, bien attestés, et les prévisions de
l'avenir, du moins dans l'ordre moral ; et ces prévisions
elles-mêmes on les distingue clairement des prédictions
à coup sûr des savants. Si le pari, comme disait Kant, est
un criterium, un vote de fonds en est un bien plus certain : or tous
les Etats de l'Europe ont voté d'avance des fonds pour
étudier le passage de Vénus sur le soleil ; tous les
jours, au contraire, les paris engagés à la Bourse sont
démentis par les événements.
Ainsi, quand même ce que nous appelons certitude n'aurait encore,
au point de vue du métaphysicien, qu'une valeur relative,
toujours est-il qu'il y aura une différence entre les
mathématiques, et la météorologie, l'une qui
expose la vérité sans aucun mélange de doute et
avec une évidence nécessité, et l'autre qui ne
possède que quelques données empiriques, sans aucune
prévision certaine.
Telle est la distinction que la logique doit expliquer d'avance, si
l'on veut bien comprendre la différence qui existe entre les
différents procédés de l'esprit, par exemple entre
la déduction et l'induction, entre l'induction elle-même
et l'analogie, entre l'expérience et le témoignage, et
ces distinctions sont essentiellement logiques ; mais en même
temps il faut exclure de la logique le débat sur le fondement de
la certitude, afin de ne pas engager cette science, qui est presque
aussi exacte que les mathématiques, dans les disputes des
métaphysiciens « Dans la plupart des logiques anciennes et
même modernes, la question de la certitude est
complètementomise. Dans le Compendium philosiphiae de Ganz (
Wolfien célèbre du XVIII° siècle), les mots de
certum, evidens, ne se rencontre même pas. La logique de Whately,
celle de Mill, celle de Bain, omettent également cette question.
En revanche, dans sa logique, Uberweg introduit tout le problème
métaphysique : il discute jusqu'à l'existence des corps.
( Logik, erster Theil, ch. 36-44 ). ».
A ce point de vue purement logique, les notions que nous avons à
exposer sur la certitude sont très succinctes, et elles doivent
l'être, pour éviter de tomber dans la question du
scepticisme. Il n'en est pas de même de la probabilité,
qui est exclusivement du domaine de la logique, et qui donne lieu
à beaucoup plus d'observations intéressantes.
La certitude est l'état de l'esprit qui adhère à
une proposition sans qu'il lui soit possible d'en douter : par exemple
lorsque je pense, il me serait absolument impossible de penser que je
ne pense pas ; lorsque je dis que deux quantités égales
à une troisième sont égales entre elles, il me
serait impossible de supposer qu'elles ne le sont pas. Enfin, lorsque
j'ai posé que tous les hommes sont mortels, et que Socrate est
un homme, il me serait impossible de supposer que Socrate n'est pas
mortel. Il y a donc au moins trois cas où l'esprit jouit en fait
de cette possession absolue et sans mélange de la
vérité, ou de ce qu'il croit telle ; le contraire dans
toutes ces hypothèses, est quelque chose d'impensable. C'est cet
état de l'esprit que l'on appelle certitude. Dans la pratique,
la certitude s'étend beaucoup plus loin : car la croyance
à l'existence de la Ville de Rome, ou au lever du soleil, demain
et les jours suivants, est certainement égale aux certitudes
précédentes : mais les logiciens cependant ne la mettent
pas sur le même rang ; et il nous importe peu quant à
présent de savoir quelles sont les vérités
certaines, mais seulement s'il y en a, et à quoi elles se
reconnaissent.
292. L'évidence.
Lorsqu'une vérité est telle qu'il
nous est impossible d'en douter, on dit qu'elle est évidente, et
on compare avec raison la clarté et la lumière de la
vérité à la lumière physique. De même
que nous n'avons d'autre raison d'affirmer la lumière, si ce
n'est que nous voyons, de même nous n'avons d'autre raison
d'affirmer la vérité, si ce n'est que nous la voyons ; et
ce ne serait pas une objection de dire que nous croyons voir la
lumière, même quand il n'y en a pas, à savoir dans
les rêves, dans les hallucinations : car nous ne verrions pas la
lumière dans nos rêves si nous ne l'avions jamais vue
réellement, et par conséquent nous ne percevrions jamais
aucune lumière de vérité, si nous n'en avions
jamais perçu auparavant. Demander une autre clarté que la
clarté même de la vérité pour la prouver,
c'est ne savoir ce qu'on demande « Spinosa, Ethique, II prop.
XLIII. ».
On ne peut pas plus définir l'évidence que la prouver,
mais on peut la remplacer par des mots équivalents : ainsi on
dira avec Descartes que c'est une connaissance « tellement claire
et tellement distincte que je ne puis la révoquer en doute
». Les anciens, la comparant à la lumière, comme
nous l'avons déjà dit, l'appelaient fulgor mentis
assensum rapiens.
La certitude ayant pour caractère essentiel
l'impossibilité de douter, ou, comme on l'a dit,
l'inconcevabilité du contraire « C'est ce que Herbert
Spencer appelle le postulat universel ; dans Principes de psychologie,
7° partie, ch. XI. », on comprend que la certitude doit
être absolue, et qu'elle ne peut avoir aucun degré : car
si elle n'était pas absolue, si elle était plus ou moins
grande, il y aurait quelque chance que la chose fût autrement que
nous ne la pensons, et le caractère précédent
viendrait à manquer.
293. Diverses espèces de certitude.
Quoique la certitude soit absolue,
c'est-à-dire une, simple, indivisible,toujours semblable
à elle-même partout où elle est, on peut cependant
distinguer plusieurs espèces de certitudes, suivant les diverses
facultés qui nous la donnent.
On distingue trois espèces de certitude : la certitude de fait
ou physique, la certitude de raison ou démonstrative, et la
certitude morale. ( Euler, Lettres à une princesse, LI.)
« Celle de la première source est appelée certitude
physique. Quand je suis convaincu de la certitude d'une chose parce que
je l'ai vue moi-même, j'en ai une certitude physique… C'est ainsi
que je sais que les Autrichiens ont été à Berlin,
et y ont commis beaucoup de désordres. »
La seconde certitude est appelée par Euler démonstrative
parce qu'elle résulte, suivant lui, de la démonstration ;
mais il faut comprendre la certitude des axiomes, qui n'a pas besoin de
démonstration et qui résulte de l'inspection seule des
idées sans recours à l'expérience. Nous verrons
tout à l'heure qu'elle peut-être médiate ou
immédiate.
Par certitude morale on a toujours entendu, dans les écoles, et
c'est le sens d'Euler, la certitude fondée sur le
témoignage des hommes quand il est indubitable,
c'est-à-dire unanime : c'est ce que Bossuet appelle la croyance
ou la foi. Rigoureusement parlant la certitude n'est peut-être
pas ici la même que dans les cas précédents, et les
logiciens n'y voient d'ordinaire qu'une probabilité infiniment
grande : mais quand les effets de la probabilité sont absolument
les mêmes que ceux de la certitude, il est légitime, au
moins pratiquement, d'employer les mêmes termes : et il est
sûr qu'on n'hésiterait pas plus à jouer sa vie sur
le fait de l'existence de Rome que sur le théorème du
carré de l'hypoténuse.
Dans l'usage, on emploi souvent le mot de certitude morale pour
exprimer une conviction vive, quoique non suffisamment fondée :
ainsi on dit qu'on acquittera un accusé malgré la
certitude morale qu'il est coupable : mais c'est confondre la certitude
proprement dite avec la croyance subjective : ce qui prouve qu'il n'y a
pas de certitude dans ce cas, c'est qu'on ne jouerait pas sa vie sur
cette carte. Ce n'est donc qu'au point de vue pratique que l'on peut
dire avec Royer-Collard : « je n'en sais rien, mais j'en suis
sûr. » Le mot de certitude ne peut s'employer que par
hyperbole dans de pareils cas.
Doit-on employer le mot de certitude morale pour exprimer les croyances
relatives à la morale ? Nous ne le pensons pas. Les affirmations
relatives à la morale ne sont pas d'un autre ordre que les
autres : elles sont toujours ou des faits, ou des principes, ou des
déductions, ou des inductions, ou des croyances fondées
sur le témoignage ; mais il n'y a pas de certitude propre aux
choses morales.
L'évidence qui détermine la certitude peut être
immédiate ou médiate. Elle est immédiate,
lorsqu'elle n'a besoin d'aucun intermédiaire pour frapper
l'esprit : c'est ce qui a lieu pour les facultés intuitives :
c'est pourquoi on dit aussi qu'elle est intuitive, et on le dit
également de la certitude.
L'évidence et par conséquent la certitude est
médiate, lorsque, pour rendre une proposition évidente,
il faut passer par plusieurs autres qui conduisent à
celle-là.
La certitude ou l'évidence immédiate est celle de la
conscience, des sens et des axiomes.
La certitude ou l'évidence médiate est celle du
raisonnement (Voy. Plus haut, 166.)
294. De la probabilité.
Lorsqu'une question est posée et que je
n'ai aucune espèce de données pour la résoudre,
l'état de mon esprit par rapport à la solution s'appelle,
nous l'avons vu, ignorance. Lorsque les données au contraire
sont complètes ,qu'aucune d'elles ne fait défaut – soit
dans la réalité, parce que je les connais toutes, soit
dans ma pensée, parce que je fais abstraction de celles que je
ne connais pas, - l'état de mon esprit s'appelle science par
rapport à l'objet et certitude par rapport à
moi-même.
Mais si les données ne sont ni toutes présentes, ni
toutes absentes à la fois, l'état intermédiaire
entre l'ignorance et la science s'appelle probabilité.
Par un caprice de langage, le mot probabilité s'applique aux
opinions, aux jugements et par extension aux faits, mais non à
l'esprit. On dit : Je suis certain, on ne dit pas : Je suis probable.
La probabilité des opinions a donc lieu lorsque le nombre des
données qui servent à la solution d'une question n'est
pas complet, et qu'il reste des inconnues ou des données
contraires. Par exemple, fera-t-il beau demain ? D'une part, le temps
est au beau depuis plusieurs jours : c'est une chance pour qu'il ne
change pas tout à coup. Le vent est favorable : c'est une autre
donnée. Mais j'ignore s'il n'y aura pas changement de vent :
c'est une inconnue. Je sais que le vent a changé dans un pays
voisin : c'est une donnée contraire.
Les données qui sont en faveur d'une solution s'appellent
chances favorables ; les données qui sont opposées
à celles-là sont des chances contraires. L'expression de
chances convient surtout lorsqu'il s'agit d'un événement
qu'on attend ; mais lorsqu'il s'agit d'une opinion, ce ne sont plus les
chances que l'on oppose, ce sont des raisons ; et elles se partagent
également en deux classes, les raisons pour et les raisons
contre.
Lorsque les chances ou les raisons sont inégalement
partagées, le parti qui a le plus de chances ou de raisons en sa
faveur est dit le plus probable ( probabilius ), ou simplement probable
; l'autre est moins probable ( minus probabile ), ou improbable.
Quand les chances ou les raisons sont également
partagées, et que l'équilibre est absolu ( ou quasi
absolu ), l'état d'esprit, comme nous l'avons vu plus haut,
s'appelle le doute : c'est celui qui a lieu lorsque les deux opinions
sont également probables.
Le vraisemblable et l'invraisemblable ne diffèrent pas
essentiellement du probable et de l'improbable. Ce sont des expressions
qui appartiennent plutôt à la langue littéraire, et
les autres ( probable, etc. ) à la langue de la logique.
Puisque la probabilité consiste à contre-balancer les
données favorables avec les données défavorables,
et que la probabilité augmente ou diminue avec le nombre des
premières, on comprend qu'on puisse représenter par un
nombre de chance d'un événement : c'est de là
qu'est venu le calcul des probabilités. Sans doute, il s'en faut
de beaucoup que dans tous les cas la probabilité puisse se
représenter mathématiquement ; mais pour bien nous rendre
compte de la probabilité logique, nous devons commencer par
exprimer la probabilité mathématique.
« La théorie des hasards, dit Laplace ( essai
philosophique sur les probabilités, p. 7 ), consiste à
réduire tous les événements du même genre
à un certain nombre de cas également possibles,
c'est-à-dire tels que nous soyons également
indécis sur leur existence, et à déterminer le
nombre des cas favorables à l'événement dont on
cherche la probabilité. Le rapport de ce nombre à celui
de tous les cas possibles est la mesure de cette probabilité,
qui n'est ainsi qu'une fraction dont le numérateur est le nombre
de cas favorables et le dénominateur le résultat de tous
les cas possibles. »
Par exemple, supposons, avec S'Gravesande ( Intro. A la phil., ch.
XVII, 592 ),
« Qu'un homme sorte d'un vaisseau dans lequel il y aura 24
Hollandais, 12 Anglais et 4 Allemands : si j'ignore de quelle
nationalité est cet homme, on demande quelle probabilité
il y a que ce soit un Hollandais, un Anglais ou un Allemand. Tout le
monde voit à première vue que la probabilité est
en faveur des Hollandais ; mais le calcul des probabilités nous
apprend quelle est la valeur exacte de cette probabilité. Le
nombre de tous les cas, dans cet exemple, est de 100. Le degré
de probabilité en faveur de chaque nationalité sera donc
exprimé par le rapport du nombre de chacune au nombre total, par
conséquent 84/100 pour les Hollandais, 12/100 pour les Anglais,
4/100 pour les Allemands, c'est-à-dire par le rapport 21
à 25 pour le premier cas, 3 à 25 pour le second, 1
à 25 pour le troisième. Je pourrai donc dire qu'il y a 21
chances contre 4 que l'homme en question sera Hollandais. ».
Tel est le principe du calcul des probabilités. Le
développement de ce principe appartient aux
mathématiques, non à la logique « Voy. Laplace :
Principes généraux du calcul des probabilités, p.
12 et suiv. ».
D'après ce qui précède, voici comment l'on peut
traduire mathématiquement tous les degrés d'assentiment :
1 ou n/n , c'est-à-dire le cas où le nombre des cas
favorables est égal à celui de tous les cas possibles,
représentera la certitude positive ou affirmative, à
savoir, qu'il est certain que l'événement aura lieu ; 0 =
0/n représentera la certitude négative, à savoir
l'absence de tous cas favorable, la certitude que
l'événement n'aura pas lieu. ½ représentera
l'équilibre ou l'égalité absolue des chances
favorables ou des chances contraires. Toute fraction comprise entre
½ et 1 représentera la vraisemblance, ou la
prédominance des chances favorables sur les chances contraires.
Toute fraction entre ½ et 0 représentera
l'invraisemblance ou le moins probable, la prédominance des
chances contraires.
295. L'Espérance.
Lorsque nous croyons qu'un événement
désiré a plus de chance de se produire que
l'événement contraire, l'état de notre âme
par rapport à cet événement s'appelle
espérance. Dans le cas où les chances peuvent se mesurer,
on a pu donner de l'espérance une définition
mathématique.
« La probabilité des événements sert
à déterminer l'espérance ou la crainte des
personnes intéressées à leur existence. Le mot
espérance a diverses acceptations : il exprime
généralement l'avantage de celui qui attend un bien
quelconque dans des suppositions qui ne sont que probables. Cet
avantage, dans la théorie des hasards, est le produit de la
somme espérée par la probabilité de l'obtenir :
c'est la somme partielle qui doit revenir, lorsqu'on ne veut pas courir
le risque de l'événement, en supposant que la
répartition se fasse proportionnellement aux
probabilités. Nous nommerons cet avantage espérance
mathématique. »
296. Probabilité simple et
probabilité composée.
On distingue la probabilité simple et la
probabilité composée. Lorsque l'on recherche la
probabilité d'un événement unique, c'est la
probabilité simple. Lorsqu'on joint ensemble plusieurs
probabilités simples, c'est alors la probabilité
composée. Cette probabilité s'obtient, suivant les cas,
tantôt par l'addition, tantôt par la multiplication des
probabilités simples « Ces assurances, trop peu
pratiquées en France, ne sauraient être trop
généralisées ; Essai sur les probabilités,
p. 162. »
297. Applications.
L'application du calcul des probabilités
aux événements de la vie humaine a eu les plus heureuses
conséquences : c'est sur ce calcul que repose l'institution des
assurances simples « Ces assurances, trop peu pratiquées
en France, ne sauraient être trop
généralisées ; Essai sur les probabilités,
p. 162. », qui permet à l'homme de maîtriser en
quelque sorte le hasard en prenant des mesures contre lui : à
l'aide d'un très petit risque, on évite un très
grand mal. La plus belle et la plus utile de ces sortes de
précaution est l'assurance sur la vie où, par une prime
annuelle, on s'assure à soi-même un capital en cas de vie
ou à sa famille en cas de mort. Ces sortes d'assurances sont
fondées sur ce qu'on appelle les tables de mortalité.
Si le calcul des probabilités a de grands usages au point de vue
pratique, il ne faut pas cependant en abuser et croire qu'il peut
s'appliquer partout. Les mathématiciens ( et Laplace le premier
) en ont exagéré l'usage.
C'est une question, par exemple, de savoir si le calcul des
probabilités est utilement applicable à la
médecine :
« Pour connaître le meilleur des traitements en usage dans
la guérison d'une maladie, dit Laplace, il suffit
d'éprouver chacun d'eux sur un même nombre de malades, en
rendant toutes les circonstances parfaitement semblables ; la
supériorité du traitement le plus avantageux se
manifestera de plus en plus à mesure que ce nombre croîtra
; et le calcul fera connaître la probabilité
correspondante de son avantage et du rapport suivant lequel il est
supérieur aux autres. »
Cette doctrine est contestée par Claude Bernard :
« Un grand chirurgien fait plusieurs opérations de taille
par le même procédé. Il fait ensuite un
relevé statistique des cas de mort et des cas de
guérison, et il conclut que la loi de la mortalité dans
cette opération est de deux sur cinq. Eh bien, je dis que ce
rapport ne signifie absolument rien scientifiquement, et ne donne
aucune certitude pour faire une nouvelle opération ; car on ne
sait pas si ce nouveau cas sera dans les guéris ou dans les
morts… Ce qu'il y a à faire, c'est d'examiner les cas de mort et
de chercher à y découvrir la cause des accidents, afin de
s'en rendre maître ( Cl. Bernard, Introduction à la
médecine expérimentale. 2° partie, ch. II §XI)
».
C'est aussi à tord qu'on a voulu appliquer le calcul à
l'appréciation du témoignage des hommes. 5 Voy. Plus loin
sect. III, ch IX.).
Il y a donc des cas où la probabilité ne peut pas
être réduite en nombres. C'est ce qu'on appelle la
probabilité philosophique. La probabilité, dans ce cas,
n'est sans doute pas arbitraire : car on ne peut pas penser ce qu'on
veut, uniquement parce qu'on le veut ; elle repose sur des raisons, sur
des faits, sur des indices, sur des témoignages, et elle est
plus ou moins combattue par des raisons, des indices, des faits, des
témoignages contraires. Quoiqu'on ne puisse pas mesurer et
réduire en nombres exacts les élément du
problème, il n'en est pas moins vrai que plus les données
favorables sont nombreuses, plus la probabilité s'approche de la
certitude, et réciproquement. Le procédé de
raisonnement n'est plus ici le calcul ; c'est l'induction, l'analogie,
la discussion contradictoire, ce que les Anglais appellent
cross-examination. L'induction, dans les conditions que nous fixerons
plus loin ( ch. Suivant ) est celui de tous les procédés
qui s'approche le plus de la certitude, au point même que la
probabilité s'y confond avec la certitude. Cette
probabilité décroîtra avec les autres
procédés.
« Par exemple, dit Cournot, telles théories physiques
sont, dans l'état de la science, réputées plus
probables que d'autres, parce qu'elles nous semblent mieux satisfaire
à l'enchaînement rationnel des faits observés,
parce qu'elles sont plus simples, ou qu'elles font ressortir des
analogies plus remarquable ; mais la force de ces analogies, de ces
inductions ne frappe pas au même degré tous les esprits,
même les plus éclairés et les plus impartiaux… Ces
probabilités changent par les progrès de la science.
Telle théorie repoussée dans l'origine et ensuite
longtemps combattue, finit par obtenir l'assentiment unanime. ( Essai
sur les fondements de nos connaissances, ch. IV.) »
La jurisprudence a souvent besoin d'énumérer et de
classer les divers degrés de probabilité qui peuvent
déterminer le jugement. De là ce qu'on appelle la
théorie des preuves.
« Les jurisconsultes, dit Leibniz, en traitant des preuves,
présomptions, conjectures et indices, ont dit quantité de
bonnes choses sur ce sujet, et sont allés à quelque
détail considérable. Ils commencent par la
notoriété, où l'on n'a point besoin de preuve. Par
après ils viennent à des preuves entières, ou qui
passent pour telles, sur lesquelles on prononce au moins en
matière civile, mais où en quelques lieux on est plus
réservé en matière criminelle ; et on n'a pas tort
d'y demander des preuves plus que peines et surtout ce qu'on appelle
corpus delicti selon la nature du fait. Il y a donc preuves plus que
pleines, et il y a aussi des preuves pleines ordinaires. Puis il y a
présomption, qui passent pour preuves entières
provisionnellement, c'est-à-dire, tandis que le contraire n'est
point prouvé. Il y a preuves plus que demi-pleines ( à
proprement parler ) où l'on permet à celui qui s'y fonde
de jurer pour y suppléer ; c'est juramentum suppletorium. Il y
en a d'autres moins que demi-pleines, où tout au contraire on
défère le serment à celui qui nie le fait pour se
purger, c'est juramentum purgationis. Hors de cela, il y a
quantité de degrés des conjectures et des indices. Et
particulièrement en matière criminelle il y a indice ( ad
torturam ) pour aller à la question ( laquelle a elle-même
ses degrés marqués par les formules de l'arrêt ),
il y a indice ( ad terrendum ) suffisant à faire montrer les
instruments de la torture et préparer les choses comme si l'on
voulait y venir. Il y en a ( ad capturam ) pour s'assurer d'un homme
suspect, et ( ad inquirendum ) pour s'informer sous main et sans bruit.
Et ces différences peuvent encore servir en d'autres occasions
proportionnelles ; et toute la forme des procédures en justice
n'est autre chose en effet qu'une espèce de logique
appliquée aux questions de droit. Les médecins encore ont
quantité de degrés et de différences de leurs
signes et indications qu'on peut voir chez eux. »
La critique des témoignages, comme nous le verrons, repose
également sur l'appréciation des degrés de
probabilité. ( Sect. II, ch. IV. )
298. Probabilité morale.
Dans la théologie morale, les casuiste ont
eu souvent à comparer les opinions d'après leur
degré de probabilité. Ils ont distingué deux
espèces de probabilités : l'une extrinsèque,
l'autre intrinsèque ; la première fondée sur
l'autorité, la seconde sur des raisons. La seconde est
évidemment supérieure. Comme l'a dit Pascal plaisamment,
il faut, pour trancher une question non des moines, mais des raisons.
Cependant l'autorité extérieure est loin d'être
sans valeur, et l'autorité « d'un docteur grave »
suffira pour rendre une opinion sinon plus probable qu'une autre, au
moins assez probable pour mériter l'examen. Ainsi, il suffira
qu'un homme comme Montesquieu ait eu une opinion, pour qu'il y ait lieu
de discuter cette opinion « Sur la logique du probable, voy. Un
important mémoire de M. Charpentier. ( Comptes rendus de
l'Académie des sciences morales, avril-mai 1875.) ».
CHAPITRE II
Les principes du raisonnement.
On appelle lois formelles de l'esprit les lois inhérente
à la nature de la pensée, et qui sont
indépendantes de l'existence de tout objet.
Ces lois sont les principes logiques, sans lesquels il est impossible
de raisonner et même de penser ( 183 ). Nous devons donc les
étudier avant tout le reste, comme étant les conditions
à priori de tout acte logique, comme les axiomes mêmes de
la logique.
299.Les trois principes de la pensée.
Toute la raison humaine est dominée par un
principe fondamental, l'accord de la pensée avec elle-même
; et ce principe lui-même se décompose en deux autres : le
principe d'identité ( principium identitatis ) et le principe de
contradiction ( principium contradictionis ), auxquels on ajoute
souvent un troisième principe qui se dédit du
précédent : le principe du tiers exclu ( exclusi tertii ).
300. Principe d'identité.
Le principe d'identité, le plus simple de
tous, exprime la nécessité, pour la pensée, que
chaque terme soit conçu comme identique à lui-même
c'est-à-dire comme ne changeant pas au moment où on le
pense et en tant qu'on le pense. Car si, au moment où je dis :
Pierre est un homme, le sujet Pierre venait à changer quand je
pense à l'attribut ; ce que je dis du premier sujet pourrait ne
plus être vrai du second ; il en est de même de l'attribut,
si l'idée de cet attribut changeait en même temps que je
le pense.
On a exprimé le principe d'identité de beaucoup de
manières différentes. La plus simple et la plus abstraite
est celle-ci : A est A ; c'est à dire : toute chose est
elle-même, et que l'on exprime encore en disant : tout sujet est
son propre prédicat : omne subjectum est proedicatum sui.
On n'énoncerait pas un autre principe, mais le même sous
forme négative, si on disait : non-A est non-A , seulement, dans
cette formule le sujet est un concept négatif ; mais ce qui est
vrai du concept positif est vrai aussi du concept négatif.
Un corollaire du principe d'identité est ce que l'on appelle le
principe de convenance ( principium convenientioe, Uberweg, Logik
§ 46 ), qui se formule ainsi : A qui est B, est B ;
c'est-à-dire que tout caractère contenu dans la
compréhension du sujet lui convient comme attribut. Ainsi le
principe d'identité dit simplement : la neige est la neige. Le
principe de convenance dit : tout ce qui est blanc est blanc.
On a fait valoir contre le principe d'identité que ce principe
est une tautologie absolument vide, et qui ne nous apprend rien.
On ne soutient pas que le principe d'identité nous apprenne
quelque chose, mais seulement qu'il est la condition sous-entendue de
toute pensée, à savoir : je pense ce que je pense.
D'ailleurs, il n'est pas aussi infécond qu'on le soutient : car
il peut servir à prouver que les choses ne sont pas un mouvement
absolu. En effet, si tout changeait sans cesse, ma pensée
changerait au moment même où je la pense, et dès
lors je ne penserais pas du tout. Mais ce n'est pas ici le lieu
d'engager cette discussion, qui appartient à la
métaphysique ; il nous suffit, au point de vue logique, de
montrer que l'on ne peut nier le principe d'identité sans nier
la pensée elle même. Sans doute Hegel ( Logique, §
115 ) a raison de dire que nul ne se dit à soi-même, ni ne
dit aux autres : Une plante est une plante ; une planète est une
planète ; mais on le pense sans y penser, et on ne le remarque
pas, parce que cela est inutile. Mais cela est inutile
précisément parce que c'est la loi fondamentale de la
pensée.
301. Principe de contradiction.
Le second principe de la logique est le principe
de contradiction ( principium contradictionis). Il signifie que deux
propositions dont l'une nie ce que l'autre affirme, ne peuvent
être vraies ensemble : en d'autres termes, on ne peut à la
fois nier et affirmer la même chose.
Ce principe se formule de cette manière : « Une même
chose ne peut pas à la fois être et n'être pas
» ou bien « A ne peut pas être à la fois A et
nonA » ; c'est-à-dire qu'une chose ne peut pas être
à la fois elle-même et son contraire « Hamilton a
tort de dire que ce principe devrait se nommer principe de non
contradiction, puisqu'il ordonne de ne pas se contredire ; mais ce
principe n'est pas un précepte, c'est un loi, qui signifie que
le contradictoire est le signe du faux. ».
Cependant, pour que ce principe soit indubitable, il faut y ajouter
plusieurs caractères ; car la contradiction ne serait pas une
vraie contradiction si dans les deux propositions il ne s'agissait pas
du même sujet. Or, un même sujet pris en deux moments
différents n'est pas le même sujet et, par
conséquent, il peut avoir des attributs opposés ; on
ajoutera donc au principe de circonstance : en même temps «
Kant a fait cependant remarquer avec raison que la condition en
même temps ne paraît nécessaire que parce qu'on
formule mal la proposition. Par exemple, si on dit : un homme qui est
ignorant n'est pas instruit, il faut ajouter en même temps, parce
que celui qui est ignorant aujourd'hui peut devenir instruit dans un
autre temps. Mais si je dis : nul ignorant n'est instruit, je n'ai pas
besoin du concept de temps. ». De plus, un sujet complexe peut
avoir plusieurs attributs opposés l'un à l'autre : un
homme peut être à la foi sage et non sage, suivant la
circonstance et le point de vue où l'on se place, sage comme
homme public, non sage comme homme privé, etc. ; et il faudra
donc ajouter que le sujet soit considéré sous le
même point de vue, et le principe complet sera de cette
façon : « Le même attribut ne peut pas en même
temps convenir et ne pas convenir au même sujet,
considéré au même point de vue et sous les
même rapports. »(Aristote, Métaphys. , IV, 3.)
Hegel a contesté la valeur du principe de contradiction comme
loi absolue de la pensée : il n'y voit que la loi toute relative
de l'entendement, c'est-à-dire de la pensée discursive et
abstraite, qui n'est pas la pensée absolue. Il soutient que
cette loi est contraire à l'essence même de la
proposition, où l'attribut est nécessairement
différent du sujet ; toute pensée qui reposerait sur une
identité absolue, serait vide ; elle ne se remplit, suivant
Hegel, qu'en passant du contraire au contraire, par une série de
degrés, la pensée absolue étant la conciliation de
tous ces contraires.
La discussion de cette doctrine appartient à la
métaphysique. Quant à la question actuelle, il suffira de
dire que :
1° Hegel confond le contraire et le contradictoire ;
2° Il confond l'opposition réelle avec la contradiction
logique.
On peut encore appliquer le principe de contradiction, soit :
1° A une notion séparée (notio contradictionem
involvens) ;
2° A l'union d'un sujet et d'un attribut (contradictio in adjecto).
Mais dans tous ces cas on peut toujours réduire la contradiction
à deux propositions qui s'excluent l'une l'autre.
302. Principe du tiers exclu.
Le principe du tiers exclu consiste en ce que deux
propositions contradictoire ne peuvent être fausses toutes les
deux ; c'est-à-dire que si l'une est fausse, l'autre est vraie :
il n'y a pas de milieu.
Mais pour que cette loi soit absolue, il faut bien entendre qu'il
s'agit de propositions contradictoires, et non de propositions
contraires ; c'est-à-dire, qu'il faut que les deux propositions
soient opposées à la fois en quantité et en
qualité, et non pas seulement en quantité ( voy. Plus
loin ch. IV). En effet, deux propositions qui ne sont que contraires ne
peuvent être vraies ensemble, mais elles peuvent être
fausses toutes les deux. Par exemple : tout homme est sage, nul n'est
sage, sont deux propositions fausses, car il y en a une
troisième possible, à savoir : quelques hommes sont sages
( ce qui implique que quelques-uns ne le sont pas).
Si, au contraire, je dis : tout homme est sage, quelques hommes ne sont
pas sages, il faut que de ces deux propositions l'une des deux soit
vraie, toute troisième est exclue, parce que, évidemment,
s'il est faux que tout homme soit sage, cela ne peut être faux
que parce qu'on admet que quelques-uns ne le sont pas ; et
réciproquement, s'il était faux de soutenir qu'il y a des
hommes qui ne sont pas sages, ce serait évidemment parce que
l'on admettrait que tous le sont.
Il semble cependant qu'il y ait des propositions vraiment
contradictoire et qui cependant ne diffèrent qu'en
qualité, et non en quantité ; par exemple : le monde est
infini, le monde n'est pas infini. Il n'y a pas de milieu, et cependant
le sujet a la même quantité dans les deux propositions.
Al. Bain, après Hamilton, a très bien expliqué
dans sa Logique cette apparente contradiction. Il dit que quand le
sujet est individuel, les contraires et les contradictions se
confondent ; par exemple : César est mort, César n'est
pas mort. Car il ne peut pas se faire qu'il y ait une partie du sujet
qui ait tel attribut et telle autre partie un autre attribut, puisque
le sujet est indivisible. Il en sera de même si je
considère le sujet comme un tout indivisible et individuel : le
monde, l'âme, la matière, la liberté « Bain,
Logique ( trad. Fr. , t. I, p. .).
Cette propriété des négatives particulières
pour détruire les universelles affirmatives est d'un immense
avantage dans la réfutation, et dans la discussion
contradictoire.
303. Principe métaphysique.
Doit-on, dans la logique, étudier les
autres principes que nous avons appelés plus haut les
vérités premières, par exemple, le principe de
causalité, le principe de raison suffisante, comme l'on fait
plusieurs logiciens allemands ? « Par exemple Uberweg. Cet auteur
défend ce qu'il appelle la logique réelle contre la
logique formelle. Il prétend que la logique doit s'occuper de
l'objet aussi bien que de la forme de la pensée ; mais il
devient impossible alors de distinguer la logique de la
métaphysique. » Non : ce sont là des principes
métaphysiques, non logiques ; ils ont rapport à l'objet,
et non aux lois essentielles du sujet.
CHAPITRE III
Les idées et les termes.
Après avoir traité des principes du raisonnement, nous
serions appelé naturellement à parler du raisonnement
lui-même. Mais le raisonnement se compose de jugements, et le
jugement se compose d'idées ; c'est ce qu'on appelait autrefois
dans les écoles les trois opérations de l'esprit, et nous
devons parler des deux premières avant de nous occuper de la
troisième.
304. Des trois opérations de l'esprit,
et de la première, la conception.
L'ancienne logique distinguait donc trois
opérations fondamentales de l'entendement : concevoir, juger et
raisonner.
« Autre chose est, dit avec raison Bossuet, d'entendre les termes
dont une proposition est composée, autre chose de les assembler
ou de les disjoindre. Par exemple, dans ces deux propositions : Dieu
est éternel, l'homme n'est pas éternel, c'est autre chose
d'entendre ces termes, Dieu, homme ,éternel, autre chose de les
assembler ou de les disjoindre, en disant : Dieu est éternel, ou
l'homme n'est pas éternel.
Entendre les termes, par exemple, entendre que Dieu veut dire la
première cause, qu'homme veut dire animal raisonnable,
qu'éternel veut dire ce qui n'a ni commencement ni fin, c'est ce
qui s'appelle conception, simple appréhension, et c'est la
première opération de l'esprit Voy. Bossuet, Connais. De
Dieu et de soi-même, ch. I, XIII. La logique de P.-Royal les
reconnaît également, mais aux trois premières :
concevoir, juger, raisonner, elle en ajoute une quatrième :
ordonner. Molière fait allusion plaisamment à cette
théorie dans le Bourgeois gentilhomme : ( Qu'est-ce que c'est
que cette logique ? C'est elle qui enseigne les trois opérations
de l'esprit. Qui sont-elles ces trois opérations de l'esprit ?
La première, la seconde et la troisième. Acte II, sc.
VI.) ».
Cette distinction est admise par les plus récents logiciens.
« Tout acte de croyance, dit Stuart Mill, implique la
représentation de deux objets ; mais chacun pris à part
peut être on n'être pas concevable, mais n'est susceptible
ni d'affirmation, ni de négation. Je peux, par exemple, dire :
le soleil ; ce mot a pour moi un sens, et il a le même sens dans
l'esprit de celui qui me l'entend prononcer. Mais je suppose que je lui
demande : Est-ce vrai ? Le croyez-vous ? Il ne peut donner de
réponse. Il n'y a rien là à croire ou à ne
as croire. ».
Un dictionnaire nous fournit l'exemple de ce que les logiciens
appelaient simple appréhension ou conception. En effet, quand je
parcours un dictionnaire, chaque mot a un sens, mais non pas un sens
complet, et n'implique aucune affirmation, vraie ou fausse. Quand je
dis aimer, amare, je sais ce que cela signifie ; mais je ne prononce
rien, je ne dis rien, je ne crois rien, tant que je ne fais que
prononcer le mot. Pour que ma pensée ait un sens complet, il
faut au moins deux mots, et il faut que ces deux mots soient
réunis par le verbe est.
Deux objections peuvent être faites contre cette doctrine : la
première, c'est que la conception n'est pas la première
opération de l'esprit ; la seconde que la conception ne va
jamais sans explication explicite ou implicite.
1° A la première objection nous répondrons que nous
ne sommes plus ici en psychologie, mais en logique. Il ne s'agit plus
de savoir quels sont, en fait, les premiers actes de l'esprit, mais
quels sont, idéalement, les éléments de nos
jugements. En fait, ce qui est donné d'abord est peut-être
le jugement ; mais, pour l'analyse, les parties du jugement lui sont
théoriquement antérieures. Le simple est logiquement
antérieur au composé, quoiqu'il lui soit
postérieur dans la réalité. Ainsi, le corps
physique nous est donné dans l'expérience avant le solide
géométrique, le solide avant le plan, les figures planes
avant la ligne. Mais la géométrie part de la ligne pour
s'élever aux figures planes et de celles-ci aux solides. Il en
est de même des idées par rapport aux jugements :
« Entendre les termes, dit Bossuet, est chose qui
précède naturellement les assembler, autrement on ne sait
ce qu'on assemble. »
2° La seconde objection est qu'il n'y a pas de conception sans
affirmation « C'est l'oppinion de DuDugald Stewart (
Eléments, t. I, ch. III) et de Spinosa ( Ethique, partie II
prop. XVII, sclie, et prop. XLIV). Cela est vrai, mais cette
affirmation inhérente à la conception n'y est
qu'implicitement ; et la logique fait abstraction
précisément de cette affirmation implicite et la
subordonne à l'affirmation principale : c'est celle-ci seule que
l'on considère. On peut même exprimer la première
sans rien changer à la théorie précédente.
Par exemple, je dirai : Dieu ( qui est la première cause ) est
éternel. Il est évident que l'affirmation de la
proposition incidente n'est que secondaire, et que je puis ne pas
même l'exprimer, en disant par exemple : Dieu,
c'est-à-dire la première cause, ou encore : la cause
suprême, Dieu ; ce sera toujours une conception dont je n'affirme
rien, si ce n'est que je la pense ainsi. On peut donc étudier la
première opération séparément et avant la
seconde ; il est même nécessaire de l'étudier
auparavant, si l'on veut comprendre celle-ci, qui est le jugement, et
qui consiste « à assembler ou à disjoindre les
termes ».
Quant à la troisième, qui est le raisonnement, il nous
suffit de dire ici avec Bossuet :
« Qu'elle consiste à se servir d'une chose claire pour en
rechercher une obscure, à prouver une chose par une autre ; par
exemple, prouver une proposition d'Euclide par une autre, ou prouver
que Dieu hait le péché, parce qu'il est saint. »
Il sera temps d'expliquer cela en détail quand nous viendrons
à l'analyse du raisonnement.
305. Idées et termes.
On appelle termes d'un jugement ou d'une
proposition l'attribut et le sujet de cette proposition ou de ce
jugement, et l'acte de l'esprit qui correspond à chacun de ces
termes s'appelle idée.
Le terme est donc l'idée exprimée par des mots. On peut
étudier l'idée abstraction faite du terme, ou bien
étudier l'idée par le moyen du terme, ou enfin, comme
Bossuet dans sa Logique, les distinguer l'un de l'autre et les
étudier séparément.
306. Des idées.
Pour comprendre la nature de l'idée, il
faut distinguer imaginer et entendre ( 149 ).
L'imagination nous fournit des images ; l'entendement seul fournit des
idées.
L'image est la représentation d'une chose sensible et
individuelle. L'idée est la représentation d'une chose
intellectuelle.
Les choses intellectuelles sont de deux sortes : ce sont ou les choses
spirituelles ou les universaux, c'est-à-dire les genres et les
espèces.
Mais en logique, peu importe la distinction du matériel et du
spirituel ; c'est là une distinction métaphysique, non
logique. Le seul objet de la logique, c'est l'universel, et c'est de
l'universel seul qu'il peut y avoir idée.
On peut dire sans doute que la logique n'exclut pas l'individuel,
puisque beaucoup de propositions ou de raisonnements portent sur les
individu. Mais nous verrons que cela importe peu au logicien ; il ne
considère pas l'individu comme tel, et , logiquement parlant,
les termes individuels ont exactement la même valeur que les
termes généraux.
L'idée exprime donc ce qu'il y a de commun, d'universel de
persistant dans une classe de choses, et par conséquent ce qu'il
y a de vrai dans cette classe. ( Bossuet, Logique, ch. II. ).
307. Définition de l'idée.
De là cette définition de Bossuet :
« L'idée est ce qui représente la
vérité de l'objet entendu. » ( Logique, ch. III.)
Par exemple, l'idée du triangle n'implique pas qu'il soit en
bois ou en fer, car cela est indifférent, et il peut subsister
sans cela ; ni qu'il soit grand ou petit, car il sera toujours triangle
de quelque grandeur qu'il soit. Peu importe aussi qu'il ait ou qu'il
qu'il n'ait pas tous ces côtés égaux, car il peut
être triangle sans cette condition. L'idée de triangle
comprend tout ce qui est nécessaire pour qu'il soit triangle,
mais rien de plus ( à savoir, trois angles et trois
côtés ). C'est là ce qu'il y a de vrai dans le
triangle, et ce qui exprime cette vérité sera
l'idée du triangle.
Cette définition bien comprise, on pourra l'appliquer même
aux choses individuelles, et en ce sens il pourra y avoir une
idée des choses individuelles. Ainsi l'idée de Socrate
sera l'idée d'un sage ayant eu le premier la notion du vrai Dieu
; cette idée exprime la vérité de Socrate,
c'est-à-dire ce qu'il y a d'essentiel dans Socrate, et c'est en
vertu de cette idée que nous jugerons qu'il a été
injustement condamné. Même les êtres d'imagination
peuvent avoir leur idée : ainsi Don Quichotte a si bien son
idée en nous, que si quelque part, dans un drame ou une
comédie, on nous le représentait commettant un acte de
bassesse ou de lâcheté, nous serions aussi choqués
que si on nous parlait d'un triangle équilatéral qui ne
serait pas équiangle.
308. Objections.
A cette belle définition de Bossuet, on
pourrai opposer :
1° Qu'elle implique la théorie des idées
représentatives, généralement abandonnée
« La théorie des idées représentatives
suppose que les idées sont les images des objets, et qu'elles
servent d'intermédiaire entre les objets de l'esprit. Cette
théorie a été réfutée r Reid et
Royer-Collard. Voy. Aussi Cousin ( Philosophie de Locke, 22°
leçon). » ;
2° Qu'en parlant de la vérité de l'objet, Bossuet
semble contredire la théorie reçue, même par lui,
à savoir, que l'idée n'est ni vraie, ni fausse, et que la
vérité n'appartient qu'au jugement.
A cette double objection, voici ce que l'on peut répondre :
1° La théorie des idées représentatives n'a
été nié que par rapport à la perception
extérieure ; c'est seulement au moment même où je
perçois un objet, qu'il faut exclure tout intermédiaire,
toute image entre l'objet et ma perception. Mais lorsqu'il s'agit des
idées, c'est-à-dire des conceptions ou des souvenir de
l'objet, nul doute que ces idées ne soient que très
légitimement dites représentative de l'objet «
C'est ce que soutient Hamilton, l'adversaire le plus
décidé de la théorie représentative. (
Fragments. Art. REID ET BROWN, trad. Fr., p. 75 ) », soit
immédiatement, s'il s'agit d'images individuelles, soit
médiatement, s'il s'agit de concepts généraux.
2° Sur le second point, nous répondrons que nous avons
déjà reconnu qu'il y a dans l'idée une affirmation
implicite ; mais tant que cette affirmation n'est qu'implicite,
l'idée reste à l'état d'idée, et peut
être sujet ou attribut d'un jugement. Lorsque cette affirmation
devient explicite, et que notre objet est précisément de
l'exprimer ( et c'est ce qui a lieu dans la définition),
l'idée prend elle-même la forme d'une proposition «
C'est pourquoi la définition est placée par les logiciens
tantôt dans la première, tantôt dans la seconde
opération. ».
Ainsi lorsqu'on soutient, avec la plupart des logiciens, que
l'idée n'est ni vraie, ni fausse, cela veut dire que nous
n'affirmons rien autre chose en la concevant, si ce n'est qu'elle est
ce que nous la concevons. Hors cette affirmation implicite, qui est la
conception même, nous n'ajoutons rien de plus ; et par
conséquent il n'y a ni vérité, ni erreur. Mais ce
qui prouve qu'il y a là néanmoins une
vérité sous-entendue, c'est que nous nous refusons
à une conception contradictoire. Par exemple, si quelqu'un nous
dit : un cercle carré, nous l'arrêtons
immédiatement, sans attendre qu'il prononce un jugement et qu'il
ajoute un verbe, car sa conception est déjà par
elle-même impossible ; ce n'est pas, si l'on veut, une
idée fausse, mais c'est une non-idée ; et on
réfutera très bien un adversaire en discutant les
idées qu'il avance, sans avoir même besoin d'aller
jusqu'à la discussion des jugements : il suffira de montrer que
ces idées sont contradictoires. Il y a donc au moins une
vérité impliquée dans toute notion et dans toute
idée, c'est que son objet est possible, c'est-à-dire non
contradictoire.
Or, c'est cette vérité intrinsèque de
l'idée que la logique considère, et pas autre chose.
On voit par ces explications ce que signifie cette définition de
Bossuet : L'idée est ce qui représente la
vérité de l'objet entendu.
309. Conséquences de la
définition précédente.
Quelles sont maintenant les conséquences de
cette définition ?
Bossuet en tire les trois propositions suivantes :
1°A chaque objet chaque idée.
2° Un même objet peut être considéré
diversement.
3° Divers objets peuvent être considérés sous
une même raison et être entendus par une seule idée.
Première proposition. Il n'y a qu'une idée de chaque
objet. Voici comment il faut entendre cette proposition. Etant
donné un objet, il n'est un qu'en tant qu'il est entendu par une
seule idée. Ainsi une armée est une collection d'homme
disciplinés, chargés de défendre la patrie ; s'il
y avait deux idées, ce seraient deux objets et non un seul ; par
exemple, d'une part l'idée du général, de l'autre
l'idée des soldats. Il ne faudrait pas dire qu'un seul objet
peut contenir deux idées, par exemple que, dans la
définition du triangle, il entre d'un côté
l'idée de trois angles, de l'autre l'idée de trois
côtés ; car ces deux idées sont tellement jointes
qu'elle n'en forment qu'une seule, puisqu'on ne peut se
représenter un triangle qui n'ait pas à la fois trois
angles et trois côtés. De plus, l'idée de l'objet
doit l'épuiser tout entier, et « contenir tellement le
tout que le reste n'est plus rien ». Ainsi l'idée du
triangle contient en elle-même tout ce qui pourra être dit
du triangle.
Seconde proposition. Quoiqu'il n'y ait qu'une idée pour chaque
objet, cette idée pourra se multiplier suivant les points de vue
que l'on considère dans l'objet. Par exemple, l'idée de
l'âme prise en elle-même sera l'idée d'une chose qui
pense : cette idée n'a qu'un objet, l'âme ; et l'âme
n'est représentée que par cette idée, et par nulle
autre. Mais je puis considérer l'âme à
différents points de vue, et je l'appellerai de
différents noms suivant ces points de vue ; et ainsi, en tant
qu'elle sent, ce sera l'âme sensitive, en tant qu'elle pense,
l'âme raisonnable. De même, quoique l'idée du corps
soit l'idée d'une chose étendue, je puis
décomposer cette idée et y distinguer la longueur, la
largeur, la profondeur.
« Ainsi, à mesure que les objets peuvent être
considérés, en quelque façon que ce soit, comme
différents d'eux-mêmes, les idées qui les
représentent sont multipliées, afin que les objets soient
vus par tous les endroits qu'ils le peuvent être. »
Troisième proposition. De même qu'un seul objet
considéré sous plusieurs raisons ou rapports peut donner
lieu à plusieurs idées, de même plusieurs objets,
considérés sous une même raison, peuvent être
réunis sous une seule idée. C'est ce que l'on appelle
l'universel.
Ainsi, dit Bossuet, quand je considère plusieurs cercles, je
considère en réalité plusieurs objets. L'un sera
plus petit ; l'autre plus grand ; ils seront diversement situés
; l'un sera en mouvement ; l'autre en repos, etc. Mais tous, aussi bien
le plus grand que le plus petit, celui qui est en repos aussi bien que
celui qui est en mouvement, ont tous les points de leur
circonférence également éloignés de leur
centre. A les regarder en ce sens, et sous cette raison commune, ils ne
font tous ensemble qu'un seul objet et sont connus sous la même
idée. Il en est de même de plusieurs hommes et de
plusieurs arbres, qui sont tous compris dans la même idée
d'homme et d'arbre.
310. De l'universel.
La propriété qu'a une idée de
convenir à plusieurs objets s'appelle l'universalité, et
l'idée qui a cette idée s'appelle universelle.
Bossuet explique quelques-unes des propriétés de
l'idée universelle, dont les unes appartiennent à la
logique et les autres plutôt à la métaphysique
« C'est à la métaphysique qu'il appartient de
décider que l'universel n'existe que ( dans la pensée)
XXX ; que non datur universale à parte rei XXXI ; que les
essences existent en Dieu XXXVII, que ( en toutes choses,
excepté en Dieu, l'idée de l'essence et l'idée de
l'existence sont séparées, etc. ». Nous nous
bornerons à celles qui regardent la logique.
1° C'est un axiome de l'école que les essences ou les
raisons propres des choses sont indivisibles, c'est-à-dire que
les idées qui conviennent à plusieurs choses ; leur
conviennent également ainsi la raison de cercle convient
également au plus grand comme au plus petit, à celui qui
est en repos comme à celui qui est en mouvement. Descartes a
exprimé la même idée en disant ( Disc. De la
méthode, partie I ) « qu'il n'y a de plus ou de moins que
entre les accidents, et non entre les formes ou natures des individus
d'une espèce ». Ce que Descartes appelle ici forme et
nature, c'est l'idée universelle ou essence ( 328 ), à
savoir, celle qui exprime ce qu'il y a de commun entre plusieurs objets.
2° Toutes nos idées sont universelles, et les unes plus que
les autres.
Pour bien comprendre cette proposition, il faut savoir que, pour
Bossuet, quoique tout soit individuel dans la nature, il n'y a pas
cependant d'idée de l'individu « Nous avons vu plus haut
(324) en quel sens, cependant, il serait vrai de dire qu'il y a une
idée de l'individu. », c'est-à-dire que l'individu
ne peut être connu que par la perception directe ; mais il ne
peut pas être entendu et compris en tant qu'individu. Ainsi je
puis faire comprendre à un autre homme ce que c'est qu'un
cercle, mais je ne puis lui faire connaître Pierre ou Paul qu'en
les montrant, ou tout au plus par leur portrait. Hors de là, je
n'ai à ma disposition pour dépeindre un individu qu'un
certain nombre d'idées universelles diversement
combinées. Ainsi le signalement d'un individu, le portrait d'un
personnage historique n'est que la combinaison de plusieurs
qualités générales ; et c'est la diversité
des mélanges qui nous permet de nous faire quelque idée
de l'individu, mais cette idée n'est jamais qu'incomplète
et éloignée. On peut encore prouver la même
vérité en disant, avec Bossuet, que tout peut être
semblable entre deux individus, excepté le nombre. C'est ce
qu'on appelle la différence numérique. Deux cercles
peuvent être absolument identique, et cependant ce sont deux
cercles ; d'où il suit qu'au delà des différences
perceptibles « il y a une distinction plus substantielle et plus
foncière, mais en même temps inconnue à l'esprit
humain » : ce fond inconnu est ce que la scolastique appelait le
principe d'individuqtion. Sans nous enfoncer dans cette recherche, qui
appartient à la métaphysique, disons que nous avons
déjà établi en psychologie ( 96 ) que le propre
objet de l'entendement est l'un dans le multiple, et par
conséquent l'universel. Toutes les idées sont donc
universelles. Elles le sont seulement les unes plus que les autres, car
les unes conviennent à plusieurs objets qui ne diffèrent
qu'en nombre ( triangle rectiligne ), d'autres à plusieurs
choses qui diffèrent en espèce ( le triangle en
général).
3° La plus noble propriété des idées est que
leur objet est une vérité éternelle.
« Cela suit des choses qui ont été dites : car, si
toute idée a une vérité pour objet, si,
d'ailleurs, cette vérité n'est pas regardée dans
les choses particulières, il s'ensuit qu'elle n'est pas
regardée dans les choses comme naturellement existantes, parce
que tout ce qui existe est particulier et individuel.
De là suit encore que les idées ne regardent pas la
vérité qu'elles représentent comme contingente,
c'est-à-dire comme pouvant être et n'être pas, et
que, par conséquent, elles la regardent comme éternelle
et absolument immuable ».
Pour bien comprendre cette doctrine, il faut distinguer la logique de
la métaphysique ( ce que Bossuet ne fait pas assez). En
métaphysique, c'est-à-dire au point de vue objectif, on
peut se demander si nos idées correspondent à des types
éternels et absolus, comme le voulait Platon. Bossuet admet
cette doctrine, mais il nous semble qu'elle n'est pas nécessaire
ici. Quand même on n'admettrait pas qu'il y ait un type
réel et effectif d'un père ou d'un fils, et que ces deux
conceptions ne sont que dans la pensée, toujours est-il
qu'à l'idée de père est jointe l'idée de
quelqu'un qui aime ses enfants, et à l'idée de fils,
l'idée de quelqu'un qui aime son père, de sorte que nous
disons d'un père qui n'aime pas ses enfants ou d'un fils qui
n'aime pas son père, que ce n'est pas un vrai père, ni un
vrai fils.
C'est dans ce sens que hegel, ici entièrement d'accord avec
Bossuet, définit la vérité l'accord d'un objet
avec son idée.
Laissant donc de côté le point de vue ontologique, nous
disons que, logiquement, on ne peut raisonner, démontrer quelque
chose qu'en s'appuyant sur des idées fixes et
déterminées, et qui expriment, par conséquent,
quelque chose d'absolu et d'éternel. Ainsi, comment saurais-je
si les hommes doivent être gouvernés par la force ou par
la raison, si je ne pars pas d'une idée certaine et fixe, qui
sera la vérité de l'homme, par exemple, que c'est «
une substance intelligente créée pour vivre dans un corps
» ( Bossuet) ? D'où je conclurai que l'homme doit
être gouverné essentiellement par la persuasion et
accidentellement ou subsidiairement par la force ; et cela resterait
éternellement vrai, lors même que l'humanité
cesserait d'exister.
Objection. On dira que les choses, sans cesser d'être ce qu'elles
sont, peuvent changer continuellement de nature, de telle sorte
qu'aucune idée absolue et immuable n'en est la véritable
expression, et , par conséquent, qu'aucune idée n'exprime
une vérité éternelle. Il n'y a pas une idée
de l'homme en général, mais il y a des hommes changeant
sans cesse de nature suivant les temps et suivant les lieux : «
Je n'ai jamais vu l'homme, disait J. de Maistre ; j'ai vu seulement des
Anglais, des Français, des Russes, et des Allemands. »
Rep. Nous répondrons que si l'on admettait à la rigueur
le point de vue précédent, toute logique et même
toute pensée serait impossible « c'est ce que Platon
démontre de la manière la plus profonde dans son dialogue
du Théétète. » : car penser, étant un
acte déterminé, suppose un objet qui reste fixe pendant
qu'on le pense ; si cet objet changeait en même temps que je le
pense, ma pensée changerait avec lui, et on ne trouverait jamais
aucun terme fixe. Il faut donc pour que la pensée soit possible,
admettre qu moins une fixité relative, et entre les attributs
changeants des êtres une certaine moyenne constante qui sera
considérée comme fixe pendant qu'on la pensera. Cette
moyenne constante des écoles empiriques correspondra à
l'idée absolue des écoles rationalistes et constituera,
au point de vue subjectif et formel, ce que Bossuet appelle la
vérité éternelle quant à l'objet. Par
exemple, la même définition de l'homme pourra être
donnée à la fois par les deux écoles, soit qu'on
considère l'essence comme une fois donnée, ou comme une
idée en mouvement, et c'est ce qu'on appellera dans les deux
hypothèses, l'essence de l'homme.
311. Des essences.
« L'essence des choses, dit Bossuet, est ce
qui répond premièrement et précisément
à l'idée que nous en avons. » Ainsi l'essence est
d'abord ce que nous concevons de premier dans chaque chose,
c'est-à-dire ce qui ne suppose rien et dont tout le reste
s'ensuit. Locke définit de la même manière
l'essence en disant qu'elle est dans une chose « Le fondement de
toute les qualités qui entrent dans l'idée complexe que
nous en avons » ; et quoiqu'il prétende que l'essence
ainsi entendue nous est inaccessible, on peut dire que nous en
approchons plus ou moins, et que ce qui dans chaque chose nous
paraît premier, est véritablement pour nous l'essence de
cette chose.
Bossuet dit encore que c'est ce que nous concevons
précisément dans un objet, c'est-à-dire ce qui
appartient « à un objet sans appartenir à un autre
», et qui appartient tellement à cet objet, que nous ne
pouvons le penser sans cette condition. Il arrive en effet souvent que
nous appliquons à un objet des attributs qui lui sont communs
avec d'autres, ou des attributs qu'il ne possède pas toujours ni
partout : ce n'est pas là l'idée précise de cet
objet, ce n'est pas son essence ; mais ce qui n'est qu'à lui, et
ce qui lui appartient partout et toujours, voilà ce qui lui est
essentiel.
L'essence sera donc définie l'idée première et
précise de chaque objet.
Locke distingue deux sortes d'essences, l'essence nominale et l'essence
réelle. Mais cette distinction, en tant qu'elle intéresse
la logique, sera mieux placée dans la théorie de la
définition.
312. De la clarté et de la distinction
des idées.
Depuis Descartes, la clarté et la
distinction des idées ( ou évidence ) a été
donné comme criterium de la certitude. Il importe donc de savoir
ce que c'est que des idées claires et distinctes L'idée
claire est celle qui se distingue nettement d'une autre idée :
ainsi l'idée de plaisir ou l'idée de douleur sont des
idées claires, parce qu'elle se distinguent nettement l'une de
l'autre. L'idée distincte est celle dont on distingue nettement
les différents éléments : par exemple,
l'idée de cercle est une idée distincte, parce que nous
en connaissons les éléments, à savoir,
l'idée de surface, l'idée de ligne courbe qui enferme
cette surface, et enfin l'idée de l'égalité des
rayons. Une idée distincte ne peut pas ne pas être claire,
mais une idée claire peut ne pas être distincte «
Voy. Leibniz, méditations sur les idées ». A
l'idée claire s'oppose l'idée obscure, et à
l'idée distincte s'oppose l'idée confuse.
313. Différentes espèces
d'idées.
D'après tout ce qui précède,
nous pouvons nous borner à une simple énumération
des différentes espèces de nos idées.
On les divisera, suivant la Logique de Port-Royal ( partie I ) :
1° Selon leur nature et leur origine. A ce point de vue, on
distinguera les images et les idées ( 149 ), les idées
sensibles et les idées intellectuelles ;
2° Selon leurs objets : les idées de choses ou substantifs,
et les idées de mode ou adjectifs ;
3° Idées composées et idées simples : les
idées composées ou complexes sont celles qui se composent
de plusieurs éléments ; les idées simples sont
celles qui ne peuvent être réduites à d'autres
idées : par exemple, temps, être, unité, etc. ;
4° Selon leur généralité, particulière
et singulière ;
5° Selon la clarté et la distinction, l'obscurité et
la confusion. ( Voy. Le § précédent.)
LES TERMES.
Quoique la logique soit l'art de penser, et qu'elle ait pour objet
propre les idées, cependant les logiciens ont toujours
trouvé plus commode de considérer l'expression des
idées que les idées elles-même. L'idée
exprimée est ce qu'on appelle le terme. C'est de même que
tout ce qu'ils ont à dire sur les jugements ils l'appliquent aux
propositions, et sur les raisonnements, aux syllogismes. Il serait
aussi impossible au logicien de faire la logique sans les mots, qu'au
mathématicien de faire l'arithmétique sans les noms de
nombre.
Ainsi le terme est « ce qui signifie l'idée », et de
même que les idées sont les éléments du
jugement, de même les termes sont les éléments de
la proposition. Ainsi tout ce qu'on dit des termes peut se dire des
idées, mais tout ce qu'on dit des idées ne se dit pas des
termes ; c'est pourquoi, avec Bossuet, nous avons
considéré d'abord les idées pour considérer
ensuite les termes avec tous les logiciens.
314. Division des termes.
Bossuet divise les termes en :
1° Positifs ou négatifs ;
« Le positif est celui qui met et qui assure : par exemple,
vertu, santé ; le négatif est celui qui ôte et qui
nie : par exemple, ingrat, incurable. »
2° Abstraits ou concrets :
« Les termes abstraits sont ceux qui naissent des
précisions ( abstractions), et ils signifient les formes
détachées par la pensée de leur sujet ou de leur
tout, comme quand je dis science, vertu, humanité, raison.
Les termes concrets regardent les formes unies à leur sujet et
à leur tout comme quand je dis : savant, vertueux, homme et
raisonnable. »
3° Complexes ou incomplexes :
« Les termes complexes sont plusieurs termes unis qui, tous
ensemble, ne signifient que la même chose, comme si je dis :
celui qui, en moins de six semaines, malgré la rigueur de
l'hiver, a pris Valenciennes de force, mis ses ennemis en
déroute, et réduit à son obéissance cambrai
et Saint-Omer ; tout cela ne signifie que Louis le Grand. ( La Logique
de Port-Royal I, VIII, distingue deux sortes de termes complexes : ceux
qui le sont dans le sens et ceux qui le sont dans l'expression. Elle
distingue en outre deux manières d'ajouter à un terme :
la détermination et l'explication. ( Les grammairiens
distinguent également deux sortes de propositions incidentes :
les explicatives et les déterminatives. ) »
Les termes incomplexes ou simples sont ceux qui se réduisent
à un seul mot, comme Dieu, arbre, homme ;
4° Universels, particuliers ou singuliers :
« Le terme singulier est celui qui ne signifie qu'une seule
chose, comme Alexandre, Charlemagne, Louis le Grand. »
Il faut distinguer le terme général du terme collectif :
le terme général est celui qui exprime une idée
commune à un nombre indéterminé d'objets. Le terme
collectif est celui qui rassemble en une somme ou collection un nombre
déterminé d'individus : le soldat est un terme
général, une armée est un terme collectif. Le
terme général fait abstraction des individus, la terme
collectif les prend tous ensemble.
« Les termes généraux ou universels sont ceux qui
signifient plusieurs choses sous une même raison, par exemple,
plusieurs animaux de différente nature sous la raison commune
d'animal. »
Le terme particulier doit être distingué du terme
singulier. En effet, celui-ci a rapport à un objet
déterminé et individuel, mais le prend tout entier :
Socrate, Paris sont des termes qui s'appliquent à tout Socrate,
à tout Paris ; mais le terme particulier est celui qui, dans un
tout général, ne s'applique qu'à un nombre
indéterminé d'individus, comme lorsque je dis : quelques
hommes : je conçois d'abord un terme général, et
j'en prends qu'une partie.
En un mot, on définit le terme général ou
universel, celui qui est pris dans toute son extension, et le terme
particulier, dans une partie de son extension. Qu'est-ce que
l'extension ?
315. Extension et compréhension.
On distingue deux choses dans les termes
généraux ou universels : l'extension et la
compréhension.
On appelle compréhension d'un terme l'ensemble des
caractères ( notoe) par lesquels l'idée
représentée est distincte d'une autre idée. C'est
ce que les Allemand appellent le contenu ( das Inhall ) d'une
idée. Par exemple, la compréhension du terme homme se
compose de tous les caractères ou attributs qui désignent
l'humanité et la distinguent des autres espèces animales.
On appelle extension l'ensemble des sujets auquel s'appliquent les
caractères précédents.
316. Loi de l'extension et de la
compréhension.
Nous avons vu ( 159 ) que, pour former une
idée générale, il faut supprimer les
différences pour ne conserver que les ressemblances. Il suit de
là que plus on généralise, plus on supprime de
différences, c'est-à-dire de caractères
distinctifs ; en d'autres termes, plus on augmente le ombres de sujets
contenus sous une même idée, plus on diminue le nombre de
leurs attributs, ce qu'on exprime ainsi : l'extension d'une idée
générale est en raison inverse de sa compréhension
« Un logicien allemand, Drobisch, qui a cherché à
exprimer cette loi sous une forme mathématique, a trouvé
que le rapport précédent n'est pas
précisément celui de la raison inverse, mais que, (
tandis que l'extension croît ou décroît selon une
progression géométrique, la compréhension
croît ou décroît selon une progression
arithmétique.) Uberweg, Logik, p. III. ». Par exemple,
dans l'individu, l'extension est aussi étroite que possible ; au
contraire, la compréhension est en quelque sorte infinie ; car
on n'a jamais épuisé la description de l'individu ; pour
s'élever de l'individu Socrate à l'espèce homme,
il a donc fallu resserrer la compréhension pour augmenter la
sphère de l'extension. Il en est de même pour passer de la
sphère homme à la sphère animal, de la
sphère animal, à la sphère être, etc.
Réciproquement, si vous descendez l'échelle, vous ne
restreignez l'extension qu'en augmentant la compréhension
« Les termes d'extension et de compréhension, qui ne sont
pas dans Aristote, viennent probablement de la scolastique. ».
317. Extension des termes.
L'extension ou la quantité d'un terme ou
d'une idée ( ambitus, sph ra, extensio ) est donc l'ensemble des
sujets auxquels ce terme ou cette idée convient ( 332 ). Par
exemple, la sphère, l'étendue, la quantité du
terme animal se compose de tous les animaux : la sphère ou
l'étendue du terme blancheur se compose de tous les objets
blancs.
Les différents termes, comparés entre eux, au point de
vue de l'extension, donne lieu à différents rapports, qui
sont :
1° La subordination : c'est le rapport qui existe entre deux termes
contenus l'un dans l'autre, et dont l'un a une extension moindre que
l'autre ; par exemple : homme et Européens. Le terme qui
contient l'autre est appelé supérieur ; celui qui est
contenu est appelé inférieur ou subordonné. Les
termes inférieurs, comparés au tout qui les embrasse,
sont encore appelés parties subjectives, par opposition aux
divisions d'un tout réel, séparé en parties :
celles-ci s'appellent parties intégrantes.
Le rapport de subordination peut être représenté
par deux cercles concentriques, Le cercle A ( homme) et B (
Européens ).
2° La coordination est le rapport qui existe entre deux termes
également subordonnés à un terme supérieur
; par exemple : A (courage) et B (prudence) sont l'un et l'autre
contenus dans un même terme C (vertu). On peut représenter
ce rapport par deux cercles de même rayon, contenus l'un et
l'autre dans un troisième.
3° L'équipollence est l'identité de sphère qui
existe entre deux termes différents, mais qui expriment une
seule et même idée ; par exemple : A (le fondateur de la
logique) et B (le précepteur d'Alexandre) sont les deux
désignations d'une seule et même personne, qui est
Aristote. Ici, les deux cercles se confondent en un seul.
Les notions équipollentes sont celles qui ont la même
extension sans avoir la même compréhension : quand elles
ont à la fois même extension et même
compréhension, elles sont identiques.
4° L'opposition. L'opposition peut être double : ou la simple
contrariété, ou la contradiction.
Deux termes sont contraires lorsque, réunis sous une même
sphère, il sont les plus éloignés possibles l'un
de l'autre ; par exemple : A (blanc) et B (noir), qui, quoique
opposés, font partie d'un même terme C (couleur).
Deux termes sont contradictoires lorsque l'un des deux nie absolument
le contenu ou la compréhension de l'autre ; par exemple A et non
A ou B (blanc et non blanc). On représente A par un cercle et B
par l'espace indéfini.
5° Le croisement. C'est le rapport qui existe entre deux termes qui
coïncident en partie ; par exemple : A (nègres) et B
(esclaves).
6° La disjonction. C'est l'opposition entre deux termes appartenant
à la même sphère, c'est-à-dire
subordonnés à un terme commun. Le symbole est le
même que pour la coordination.
On voit que l'ensemble des termes universaux forme une échelle,
ou plutôt une pyramide, dont la base se compose des individus, et
dont le sommet ou la pointe est la notion la plus
générale de toutes. Cette notion, selon la plupart des
logiciens, serait celle d'être ou d'existence ; suivant d'autres,
celle de quelque chose ( Aliquid, Etwas ) : car l'être
lui-même se distingue de l'attribut, de l'accident, de la
quantité, etc.
318. Les cinq universaux.
D'après les considérations
précédentes, nous comprendrons facilement ce
qu'étaient les cinq idées que l'on désigne dans
l'école, depuis Porphyre, sous le nom d'universaux ; ce sont :
le genre, l'espèce, la propriété, la
différence et l'accident.
Le genre est un universel qui en contient d'autres comme
subordonnés ; par exemple : animal, terme universel, contient
homme, cheval, chien, qui sont eux-mêmes des termes universels.
L'espèce est un universel contenu dans un autre universel :
chien, cheval, sont contenus dans l'universel animal.
Il faut distinguer l'espèce en logique de l'espèce en
histoire naturelle. Dans l'histoire naturelle, l'espèce est un
groupe concret et déterminé qui représente le
dernier terme de la classification. En logique, l'espèce est une
notion relative, qui exprime seulement le rapport d'un terme
inférieur à un terme supérieur ; de même que
le genre n'exprime autre chose que le rapport du terme supérieur
au terme inférieur.
La même idée pourra donc être genre ou
espèce, selon la manière dont on la considèrera :
le triangle rectiligne, en tant qu'il est opposé au curviligne
et au mixte, est une espèce de triangle ; et cependant il est
genre à l'égard de ses inférieurs,
c'est-à-dire l'isocèle, le scalène, etc.
Cependant, comme nous venons se le voir ( 333, F ), on peut concevoir
un genre suprême, qui ne serait pas espèce, puisqu'il
n'aurait rien au-dessus de lui : c'est ce qu'on appelle le genre
généralissime ( genus generalissimum ) : ce serait le
genre absolu. On peut concevoir également au plus bas
degré de la pyramide des espèces qui ne seraient plus
genres, puisque au-dessous d'elles il n'y aurait plus que l'individu :
c'est ce qu'on appelle les plus basses espèces ( species infimoe
).
La propriété « Porphyre distingue quatre
espèces de propriété : 1° celle qui convient
à une seule espèce, mais non pas à toute
l'espèce ( soli, non omni ) ; par exemple, être
géomètre ne convient qu'à l'homme, mais non pas
à tout homme ; 2° à toute l'espèce, mais non
pas à elle seule ( omni, non soli ) ; par exemple, pour l'homme,
avoir deux pied ; 3° à toute espèce, et à elle
seule, mais non pas toujours ( omni, soli, sed non semper ), par
exemple : blanchir, chez les veiillards ; 4° à toute
l'espèce, à elle seule et toujours ( omni, soli et semper
), par exemple : la faculté de rire, pour l'homme. » est
le troisième des cinq universaux.
« C'est, dit Bossuet, ce qui est entendu de la chose comme suite
de son essence : par exemple, la faculté de parler, qui est une
suite de la raison, est une propriété de l'homme ; avoir
trois angles égaux à deux droits, est une
propriété du triangle. ».
La différence est ce qui distingue un universel d'un autre. Elle
est générique ou spécifique :
générique, en tant qu'elle distingue les genres ;
spécifique, en tant qu'elle sert à distinguer les
espèces.
Enfin, on appelle accident ce qui peut être présent ou
absent sans que le sujet périsse : par exemple, dans l'homme, le
chaud et le froid, le blanc et le noir. L'accident s'oppose à
l'essence.
319. Les catégories d'Aristote.
Il est d'usage, dans toutes les logiques,
d'énumérer et de rappeler les dix catégories
d'Aristote, quoique ces catégories appartiennent plus à
la métaphysique qu'à la logique. C'est le tableau des
idées les plus générales de l'esprit humain : ce
sont la substance, la quantité, la qualité, la relation,
l'action, la passion, le lieu, le temps, la situation, la possession
« Pour l'explication de ces termes, voy. la Logique de P.-Royal,
part. I, ch. Iii. ».
320. Lois des termes.
Bossuet a résumé toute la
théorie des termes dans les propositions suivantes :
1° « Les termes signifient immédiatement les
idées et imédiatement les choses elles-mêmes.
»
2° Le terme naturellement est séparable de l'idée ;
mais l'habitude fait qu'on ne le sépare presque jamais. »
3° « La liaison des termes avec les idées fait qu'on
ne les considère que comme un seul tout dans le discours ;
l'idée est considérée comme l'âme, et le
terme comme le corps. »
4° « Les termes dans le discours sont supposés pour
les choses mêmes, et ce qu'on dit des termes on le dit des
choses. »
5° « Le terme négatif présuppose toujours
quelque chose de positif dans l'idée ; car toute idée est
positive. Le mot ingrat présuppose qu'on n'a point de
reconnaissance ; le mot incurable présuppose un
empêchement invincible à la santé. »
6° « Les termes précis ou abstrait s'excluent l'un
l'autre : l'humanité n'est pas la science ; la santé
n'est pas la géométrie. »
7° « Les termes concrets peuvent convenir et s'assurer l'un
de l'autre : l'homme peut être savant ; celui qui est sain peut
être géomètre. »
8° « Tout terme universel s'énonce univoquement
« Un terme est univoque, quand il est pris dans le même
sens ; équivoque, lorsqu'il est pris dans un sens
différents. » de ses inférieurs. ».
9° « Les termes génériques et
spécifiques ( genres et espèces ) s'énoncent
substantivement : l'homme est animal ; Pierre est homme. ».
10° « Les termes qui expriment les différences, les
propriétés et les accidents, s'énoncent
adjectivement : l'homme est raisonnable ; il est capable de
découvrir ; il est savant et vertueux. ».
L'œuvre
de Paul Janet