MORALE

472. Objet de la morale.

La morale est la partie de la philosophie qui traite de la loi et du but des actions humaines. Elle a pour objet le bien, comme la logique a pour objet le vrai. Comme la logique aussi, elle est une science à la fois théorique et pratique, et elle se divise par là même en deux parties : morale théorique et morale pratique. En tant que morale théorique, elle étudie le devoir ; en tant que morale pratique, elle étudie les devoirs.
On traite d'ordinaire de la morale théorique avant la morale pratique, car, dit-on, il faut poser les principes avant de passer aux applications. Mais, si l'on y regarde de plus près, on verra que dans la théorie des devoirs on fait bien plus appel à la conscience des hommes et à la notion innée ou acquise qu'ils ont de leurs devoirs, qu'à tel ou tel principe abstrait. Au contraire, il paraît impossible de discuter la morale théorique si l'on n'admet pas en fait quelque morale pratique. A celui qui n'admettrait aucun devoir en particulier, il serait impossible de démontrer l'existence du devoir en général. Ce qui le prouve, c'est que dans la discussion contre les faux systèmes de morale on puise toujours ses exemples, et par là même ses arguments, dans les devoirs que l'on suppose admis de part et d'autre. Ainsi, à quoi servirait l'exemple du chevalier d'Assas pour prouver le désintéressement de la vertu, si l'on ne commençait par admettre que le chevalier d'Assas a obéi à son devoir ? Comment prouve-t-on que le sentiment est une mauvaise règle d'action, si ce n'est en montrant, par des exemples, que les affections de famille, ou l'amitié, ou tel autre sentiment peuvent nous conduire à commettre des injustices ? ce qui ne prouverait rien à celui qui n'admettrait pas d'abord que la justice est un devoir.
En un mot, toute science doit reposer sur des faits. Or les faits qui servent de fondement à la morale, ce sont les devoirs généralement admis, ou tout au moins admis par ceux avec qui on discute. C'est donc par l'exposition de ces devoirs qu'il faut commencer.
Nous n'entendons pas dire par là que l'idée du devoir soit tirée de l'expérience ; nous pensons que c'est une idée qui est inhérente et essentielle à la conscience humaine ; mais elle peut être voilée, et elle l'est évidemment dans ceux qui ne la reconnaisse pas. Pour la faire jaillir de la conscience il faut se mettre en présence de devoirs concrets, que nul homme ne nie lorsqu'il est désintéressé.
Autrement on s'expose à faire sans cesse des cercles vicieux. Par exemple, on s'oppose aux utilitaires que le principe de l'intérêt personnel n'est pas un principe désintéressé : mais c'est précisément ce qu'il soutiennent ; on leur dit qu'il n'est pas obligatoire : mais leur doctrine est justement qu'il n'y a pas de principe obligatoire. On leur oppose donc ce qui est en question. Au contraire, en prenant un devoir admis de part et d'autre, par exemple le devoir du dévouement, on peut leur montrer que ce devoir est inexplicable dans leur système : on fait appel à leur conscience contre leur doctrine.
Nous proposons donc de donner à la morale une base plus solide, en commençant par la morale particulière et pratique et en terminant par la morale théorique. ( Cette intervention, que nous soumettons à l'appréciation des juges compétents, ne peut avoir du reste aucun inconvénient pratique, puisqu'il suffira de renverser cet ordre pour retrouver le plan ordinaire de la morale. ).


L'œuvre de Paul Janet