MORALE THEORIQUE

NOTIONS DE DROIT NATUREL ET D'ECONOMIE POLITIQUE

Chapitre premier.

Notions de droit naturel.

562. Le droit naturel.
Le droit naturel se rattache et s'oppose à la morale, comme le droit se rattache et s'oppose au devoir. ( On a souvent pris le mot de droit naturel comme équivalent à la Morale elle-même : c'est ce que fait Jouffroi dans son Cours de droit naturel. Nous l'entendons ici dans un sens précis. On pourrait dire que la Morale et le Droit naturel font partie d'une seule et même science, que l'on appellerai l'Ethique. ).
Le devoir est la loi qui nous impose des obligations soit envers nous-même, soit envers les autres : c'est le pouvoir que nous avons d'exercer et de développer nos facultés conformément à notre destinée, pourvu que nous laissions aux autres hommes le même pouvoir. Chaque homme, avons nous dit ( 516 ), par cela seul qu'il est une personne morale, c'est-à-dire qu'il jouit de la liberté et de l'intelligence, est une fin en soi, et ne doit pas être traité comme moyen. L'homme est une chose sacrée pour l'homme ; homo res sacra homini. Il est inviolable dans sa personne et dans tout ce qui est le développement de sa personne.
De là suit immédiatement une première conséquence ; c'est que tout homme étant homme au même titre, nul ne peut réclamer pour soi un droit sans le reconnaître en même temps en autrui : de là l'égalité des droits. En outre, la liberté de l'un ne peut supprimer sans contradiction la liberté de l'autre : d'où cette conséquence : le droit est l'accord des libertés.

563.Le droit et la contrainte.
Si le droit consiste dans l'accord des libertés, il s'ensuit évidemment que celui qui use de sa liberté aux dépens de celle d'autrui, n'est plus dans son droit : il n'est donc plus inviolable à ce titre, il doit être contenu dans les limites qu'impose l'accord des libertés réciproques. La contrainte peut donc être employée pour obliger chaque homme en particulier à respecter le droit d'autrui.
564. Devoirs de droit ; Devoirs de vertu.
De là, comme l'a remarqué Kant ( Doctrine du droit, trad. Jules Barni,p.28 ), deux sortes de devoirs : les devoirs de droit auxquels on peut être contraint extérieurement et les devoirs de vertu qui échappent à toute contrainte. ( La législation éthique, ou morale, dit Kant, ne peut jamais être extérieure ; la législation juridique ( ou le droit ) peut être extérieure. ). La même action par exemple, accomplir ses engagements, peut être à la fois devoir de vertu et devoir de droit. C'est d'abord un devoir pour la conscience, mais de plus c'est un devoir extérieur auquel on peut être contraint par la loi. Or le droit, en général, est cette faculté que nous pouvons faire respecter par autrui au moyen de la contrainte, quel que soit d'ailleurs le motif auquel obéisse celui qui se soumet à cette contrainte.
565.Droit naturel et droit positif ; école historique.
On appelle droits naturels les droits qui résultent de la nature même de l'homme, indépendamment de toute loi écrite. Deux homme qui se rencontreraient dans un désert, ne seraient obligés à rien l'un envers l'autre par aucune loi positive ; et cependant l'un n'a pas le droit de faire de l'autre son esclave. Maintenant, nous avons vu que le droit emporte comme conséquence et comme sanction la faculté de contraindre, or dans les sociétés civilisées, il n'y a que l'Etat ou société civile qui puisse user de la contrainte : il a fallu déterminer d'une manière générale et abstraction faite des circonstances particulières, les cas où l'on userait de la contrainte, et ceux où les citoyens resteraient libres : c'est ce qu'on appelle les lois ; et l'ensemble des droits ainsi garantis par les lois s'appelle le droit positif. La science qui traite du droit positif ou droit écrit est la jurisprudence.
Une certaine école conteste l'existence des droits naturels proprement dits, de ce qu'on a appelé en 1789 les droits de l'homme. Elle ne reconnaît d'autres droits que ce qui naissent ou des lois ou des coutumes. Le droit se forme, selon elle historiquement, au fur et à mesure des besoins et des sentiments humains. Les droits naturels sont des droits abstraits, indéterminés, conçus à priori par les philosophes, mais qui n'ont de valeur qu'autant qu'ils sont consacrés par des institutions et des habitudes.
Cette manière de concevoir le droit tend à représenter l'homme non plus comme un être raisonnable appelé à se gouverner par la raison, mais comme une espèce animale, régie exclusivement par les instincts et les habitudes. Sans doute les rapports entre les hommes sont dominés en grande partie par les lois de la sensibilité et de l'habitude : mais c'est le propre de l'homme de transformer sans cesse ces rapports d'habitude et d'instinct en rapport de raison, et de rapprocher le droit écrit du droit naturel, du droit humain.
On invoque contre le droit naturel : 1° la diversité des lois et des coutumes, chez les différents peuples ; mais la même objection s'est élevée contre les devoirs ; il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait pas de devoirs ; 2° la difficulté de déterminer les droits naturels qui sont sans cesse en opposition les uns avec les autres ; la même difficulté existe aussi pour les devoirs ; il y a des conflits de devoirs comme des conflits de droits ; faut-il en conclure qu'il n'y a pas de morale ? 3° si le droit a pour sanction légitime l'emploi de la force, en posant à priori des droits absolus et indéterminés, on autorise par là même, à ce qu'il semble, l'emploi de la force toutes les fois que chacun croira le droit violé en sa personne : de là le droit d'insurrection en permanence ; c'est le principe révolutionnaire incompatible avec l'existence de toute société.
Cette conséquence n'est pas légitime : la société seule a le droit de contraindre ; le droit, même violé, ne peut se défendre lui-même. Sans doute, il a pu y avoir des insurrections généreuses, et justifiées par le résultat : mais ce sont là des exceptions qui peuvent avoir lieu aussi bien sous prétexte de droit historique que de droit naturel : il n'y a donc rien à en conclure ni pour, ni contre.

566. Les droits naturels.
Après avoir exposé les principe du droit naturel, nous n'avons plus qu'à distinguer les différents droits naturels ; et comme le droit est fondé sur la liberté ; les libertés elles-mêmes ne sont que les différents moyens de garantir et de développer nos facultés naturelles.
567. Liberté corporelle et individuelle.
On appelle liberté individuelle dans toutes les constitutions, le droit d'aller et de venir, le droit de disposer de son propre corps : c'est ce que les anglais appelle l'habeas corpus. Il est évident que la première liberté pour l'homme et la base de toutes les autres, c'est la possession de son propre corps, le droit de ne pas être atteint dans sa personne corporelle, de n'être ni détruit, ni mutilé, ni enchaîné. La détention arbitraire est contraire à ce droit ; la servitude de la glèbe, quoique laissant une certaine liberté au corps, n'en était pas moins une atteinte à la liberté individuelle, puisque le serf était attaché au sol et ne pouvait sortir d'un certain territoire.
568.Liberté du travail.
La liberté corporelle a pour conséquence légitime la liberté du travail, c'est-à-dire le droit d'employer ses facultés comme on l'entend, soit pour subvenir à sa subsistance, soit pour satisfaire ses goûts. C'est le principe que Turgot a formulé dans l'édit célèbre de 1776 qui abolissait les maîtrises et les jurandes :
( Dieu en donnant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme ; et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d'affranchir nos sujets de toutes atteintes portées à ce droit inaliénable de l'humanité. ).
La liberté du travail comprend : le droit pou tout citoyen de choisir sa profession ; le droit d'en exercer une ou plusieurs ; le droit d'en changer ; le droit de régler le prix de ces produits ou de ses services ; le droit d'en échanger les résultats à l'extérieur sans aucune entrave ( Jules Simon, la Liberté, II° partie,ch.3 para.2 ).

569. La propriété.
La conséquence immédiate de la liberté du travail, c'est la propriété ; comme c'est de tous les droits celui qui a été le plus contesté de nos jours, nous devons y insister. Qu'est-ce que la propriété ? Quelle en est l'origine et le principe ? Quelle objections a-t-elle soulevées ? Quelle raisons morales et sociales la justifient et en rendent le maintient à la fois sacré et nécessaire ?
Définition de la propriété : ( La propriété, dit le Code Civil est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. ) ( Art.544 )
( Le droit de propriété, disait la constitution de 93, est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. ) ( Art.8. )
Ce sont là les définitions juridiques et politiques de la propriété. Philosophiquement, on peut dire qu'elle est le droit pour chaque homme de faire quelque chose sien, c'est-à-dire de s'attribuer le droit exclusif de jouir de quelque chose d'extérieur.
Il faut distinguer la possession et la propriété. La possession n'est autre chose que la détention actuelle : je puis avoir entre les mains quelque chose qui n'est pas à moi, soit qu'on me l'ait prêté, soit que je l'aie trouvé ; je n'en suis pas pour cela propriétaire. La propriété est le droit que j'ai d'exclure les autres de l'usage d'une chose, même quand je ne la possède pas actuellement. Kant distingue dans le même sens la possession sensible et la possession intelligible. Celui-ci qui est ce que nous appelons propriété, est une possession sans détention. ( Doctrine du Droit, trad. Franç.p.66.).
Origine et fondement de la propriété. La première propriété est celle de mon corps : mais jusque-là elle n'est autre chose que ce que nous avons appelé la liberté corporelle. Mais comment allons-nous au delà ? Comment étendons-nous ce droit primitif sur les choses qui sont en dehors de nous ?
Remarquons d'abord que ce droit de s'approprier les choses extérieure repose sur la nécessité et sur les lois de l'être organisé. Il est évident en effet que la vie ne peut se conserver que par un échange perpétuel entre les autres parties du corps vivant et les molécules des corps environnants. La nutrition est assimilation et par conséquent appropriation. Il est donc nécessaire que certaines choses du monde extérieur deviennent miennes : autrement la vie est impossible.
La propriété est donc nécessaire ; cherchons en outre à quel titre elle est légitime.
On a donné plusieurs origine à la propriété : l'occupation, la convention, le travail.
L'occupation. Selon les uns, la propriété a pour fondement le droit de premier occupant. On dit que l'homme a le droit de s'approprier une chose inoccupée ( bonum vacan ), de même qu'au théâtre le spectateur qui arrive le premier a le droit de prendre la meilleure place ( Cicéron ). Soit ; mais au théâtre, je n'occupe que la place de mon propre corps ; je n'ai pas le droit de m'approprier le théâtre entier, ni même le parterre. Il en est de même du droit de premier occupant. J'ai certainement droit à la place de mon corps ; mais pas plus loin : car où s'arrêterait mon droit ?
( Suffira-t-il, dit J.J.Rousseau, de mettre le pied sur un terrain commun pour s'en prétendre aussitôt le maître… Quand Nunes Balboa prenait sur le rivage possession de la mer du Sud et de toute l'Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, était-ce pour en exclure tous les princes du monde ? Sur ce pied-là, le roi catholique n'avait tout d'un coup qu'à prendre de son cabinet, possession de tout l'univers, sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui était auparavant possédé par les autres princes. ) ( Contrat Social, liv.I, ch IX ).
La convention. Si l'occupation ne suffit pas par elle seule, pour fonder la propriété, ne deviendra-t-elle pas légitime en y ajoutant la convention, c'est-à-dire la loi ? La propriété avons nous vu, est nécessaire : mais si chacun est libre de s'approprier tout ce dont il a besoin, c'est l'anarchie ; c'est comme l'a dit Hobbes, ( La guerre de tous contre tous ). Il faut que la loi fixe le bien de chacun dans l'intérêt de tous. Le suum est la par que l'autorité publique a fixée ou reconnue, soit qu'on admette un partage primitif qui aurait été fait par un magistrat, soit une occupation primitive, plus ou moins due au hasard, mais que la loi aurait consacrée.
Sans doute, la raison d'utilité sociale joue un grand rôle dans l'établissement et la consécration de la propriété ; et il serait absurde de ne pas tenir grand compte de cette considération. Sans doute, quand même la propriété ne serait qu'un fait consacré par le temps, par la nécessité et par la loi, elle aurait déjà par là même une très grande autorité ; mais nous croyons que ce n'est pas assez dire. La propriété n'est pas seulement un fait consacré ; elle est encore un droit. Elle trouve dans la loi sa garantie, mais non son fondement.
Le véritable principe de la propriété est le travail ; et la propriété se confond avec la liberté même : liberty and propriety disent les anglais.
Le travail. Si toutes les choses dont l'homme a besoin étaient en nombre illimité, et si on pouvait les acquérir sans aucun effort, il n'y aurait pas de propriété. C'est ce qui a lieu par exemple pour l'air atmosphérique, dont nous avons tous besoin, mais qui n'appartient à personne. Mais s'il s'agit de choses qui ne peuvent acquises que par un certain effort ( les animaux courant dans les forêts ), ou même qui ne peuvent être produites que par l'effort humain ( une moisson dans un terrain stérile ), ces choses appartiennent de droit à celui qui les conquiert ou qui les fait naître.
( Je prends du blé sauvage dans ma main, je le sème dans un terrain que j'ai creusé, et j'attends que la terre aidée de la pluie et du soleil fasse son œuvre. La récolte qui croîtra est-elle mon bien ? Où serait-elle sans moi ? Je l'ai créée. Qui le niera… Cette terre ne valait rien et ne donnait rien ; j'ai fouillé le sol ; j'ai apporté de loin de la terre friable et fertilisante ; je l'ai réchauffée par un engrais ; elle est fertile pour de longues années. Cette fertilité est mon œuvre… La terre n'était à personne ; en la fertilisant, je l'ai rendue mienne. Suivant Locke, dans les produits du sol, les neuf dixièmes au moins doivent être attribués au travail humain) (Jules Simon, la Liberté, II part. ch. III ).
On dit que le travail n'est pas un fondement suffisant pour établir le droit de propriété, qu'il faut y ajouter l'occupation ; car autrement le travail suffirait pour nous rendre propriétaire de la chose déjà occupée par autrui : le fermier deviendrait propriétaire des champs qu'il cultive par le seul fait de sa culture. L'occupation est donc un élément nécessaire de la propriété.
Sans doute ; mais l'occupation elle-même n'a de valeur que parce qu'elle est déjà un travail, et dans la mesure où elle est un travail. Le fait de cueillir un fruit, de saisir un animal et même de prendre pied sur une terre déserte, est un exercice de mon activité plus ou moins facile ou difficile, mais qui n'en est pas moins en réalité le résultat d'un effort. C'est donc le travail lui-même qui fonde et consacre l'occupation. Mais la chose une fois occupée et devenue la propriété d'un homme par un travail primitif, ne peut sans contradiction, devenir la propriété d'un autre par un travail ultérieur. Ce travail appliqué à la propriété d'autrui n'en est pas moins lui-même le fondement d'une propriété, à savoir le prix reçu en échange du travail, et que l'on appelle salaire ; mais c'est à l'économie politique à étudier de plus près cette notion ( 36 ).

570. Accumulation et transmission.
Le droit d'appropriation, fondé comme nous venons de le voir sur le travail, entraîne comme conséquence, le droit d'accumulation et celui de transmission.
En effet, si j'ai acquis une chose, je puis, soit en jouir actuellement, soit la réserver pour en jouir plus tard ; et si j'ai plus que mes besoins actuels n'exigent, je puis mettre de côté ce qui m'est aujourd'hui inutile, mais ce qui me sera utile plus tard. C'est ce qu'on appelle l'épargne ; et l'addition successive des épargnes est ce qu'on appelle accumulation. On ne peut contester ce droit à l'homme ; car ce serait méconnaître en lui l'une de ses plus nobles faculté, à savoir la faculté de prévoir l'avenir. En supprimant ce droit, on tarirait la source même de toute production, c'est-à-dire le travail : car c'est surtout la prévision de l'avenir qui détermine l'homme à travailler pour assurer sa sécurité.
Le droit de transmettre est une autre conséquence de la propriété ; car si je puis jouir moi-même, je dois pouvoir faire jouir autrui ; enfin je puis me priver de ma propriété pour obtenir à la place la propriété d'autrui qui me sera plus agréable ou plus utile ; de là le droit d'échanger, qui donne naissance à ce qu'on appelle l'achat et la vente : ici encore nous touchons au terrain de l'économie politique ; nous y reviendrons plus loin ( 30 ).
De toutes les transmission, la plus naturelle est celle qui a lieu du père aux enfants : c'est ce qu'on appelle l'héritage. Si on enlevait au père de famille le droit de penser à ses enfants dans l'accumulation du fruit de travaux, on détruirait par la même le plus énergique ressort de travail qu'il y ait dans le cœur de l'homme.

571. Propriété individuelle et communauté.
Les adversaires de la propriété ont souvent dit qu'ils n'attaquaient pas la propriété en elle-même, mais seulement la propriété individuelle. Le sol qui est sinon le principe, au moins la matière de toute richesse, appartient, disent-ils, non à l'individu, mais à la société, à l'Etat, c'est-à-dire à tous d'une manière commune et indivise : chaque individu n'est que consommateur, et reçoit sa part de l'Etat qui seul est véritablement propriétaire. C'est ce qu'on appelle le système de la communauté, ou le communisme, qui prend deux formes, suivant qu'il admet que le partage doit se faire d'une manière absolument égale entre les cosociétaires, et c'est le système égalitaire ; ou bien que le partage doit se faire en raison de la capacité et des œuvres ; et c'est cette forme de communisme qu'a soutenue de nos jours l'école saint-simonienne.
Nous n'avons pas à faire remarquer l'impossibilité pratique de réaliser un pareil système. Bornons-nous à en signaler le vice essentiel. Si le communisme est égalitaire, et c'est là le vrai communisme, il détruit le ressort du travail : car l'homme assuré de sa subsistance par l'Etat, n'a plus rien qui le stimule à l'effort personnel. Le travail, n'ayant plus l'espoir d'une rémunération légitime, se réduirait au strict minimum, et la civilisation qui vit de travail, rétrograderait rapidement : la misère générale serait la conséquence nécessaire de cet état de chose ; tous seraient pauvres et misérables ; on retournerait à l'état primitif dont l'humanité a eu tant de peine à sortir, et dont elle n'est sortie que par le travail et la propriété. De plus, comme il est absolument impossible de supprimer le travail, l'Etat serait bien obligé de contraindre ceux que leur intérêt n'y porterait plus spontanément ; de libre, le travail deviendrait servile, et les pensionnaires de l'Etat, en seraient en réalité que les esclaves.
Quand au communisme inégalitaire qui admet une rémunération par l'Etat, mais proportionnelle au mérite et au produits, c'est-à-dire à la capacité et aux œuvres, il atteint sans doute d'une manière moins grave le principe de la propriété et de la liberté : mais d'une part, il ne satisfait pas aux instincts d'égalité ( Aussi voyons-nous que les idées saint-simoniennes ont complètement disparu des sectes socialistes modernes, qui toutes tendent à se confondre dans ce que l'on appelle le collectivisme, c'est-à-dire le communisme égalitaire pur et simple.) qui ont toujours inspiré dans tous les temps les utopies communistes ; de l'autre il s'attaque aux instincts de famille, en supprimant l'héritage : or si l'homme s'intéresse à son propre sort, il s'intéresse peut-être plus encore, à mesure qu'il avance âge, au sort de ses enfants ; en lui enlevant la responsabilité de leur destinées on lui ôte un stimulant de travail des plus énergiques, et l'on tend par là à produire, quoique à un moindre degré, le même mal d'appauvrissement général, qui serait la conséquence nécessaire du communisme proprement dit. Mais le vice principal de tout communisme, égalitaire ou non, est de substituer l'Etat à l'individu, de faire de tous les hommes des fonctionnaires, de charger l'Etat de la destinée de tous les individus, en un mot de faire de l'Etat une providence. ( Sur la question de la propriété, voir Proudhon : Qu'est-ce que la propriété ? Thiers la propriété 1848 et les Harmonies économiques de Bastia.

572. Inégalité des richesses.
Cependant il s'élève toujours dans les âmes un problème douloureux et redoutable : Pourquoi les biens qui ont été créés pour tous sont-ils distribués d'une manière si inégale et si capricieuse ? Pourquoi des riches et des pauvres ? et si l'inégalité doit exister, pourquoi n'est-elle pas en proportion de l'inégalité de mérite et de travail personnel ? Pourquoi des riches oisifs et prodigue ? Pourquoi des pauvres accablés à la fois de travail et de misère ?
Il y a ici deux questions : 1° pourquoi y a-t-il inégalité ? 2° pourquoi cette inégalité, en supposant qu'elle doive exister, est-elle sans rapport avec le mérite et le travail des individus ?
Sur le premier point, on ne peut nier, à moins de vouloir supprimer toute responsabilité humaine, toute activité libre et personnelle, en un mot toute liberté, on ne peut nier, dis-je, que l'inégalité du mérite et du travail n'autorise et ne justifie une certaine inégalité dans la distribution des biens.
Mais, dit-on, cette inégalité n'est pas proportionnelle au travail ? On peut répondre qu'à mesure que les lois civiles se perfectionnent ( par l'abolition des monopoles, des privilèges, des droits abusifs, tels que les droits féodaux, etc.), la distribution des richesses tend à se faire de plus en plus en proportion du mérite, et des efforts.

Annotations APJ : Mais si vous vous retrouvez dans un micro-système ou une personne a tous les pouvoirs et que cette personne en abuse ; alors la distribution des richesses au sens large se fait de moins en moins en proportion du mérite.
Il reste seulement deux sources d'inégalité qui ne proviennent pas du travail personnel : 1° les accidents ; 2° la transmission héréditaire. Mais, pour ce qui concerne les accidents, il n'est d'aucun moyen de supprimer absolument la part du hasard dans la destinée des hommes ; on ne peut que la corriger ou la diminuer, et c'est à quoi tendent les institutions des assurances, des caisses d'épargne, des caisses de secours, etc., qui sont des moyens d'égalisation, croissant toujours avec le progrès général. Quant à l'inégalité produite par l'héritage, de deux chose l'une, ou l'héritier conserve et accroît par son propre travail ce qu'il a acquit ; et il arrive ainsi à le mériter ; ou au contraire, il cesse de travailler et il consomme sans produire, et dans ce cas, il détruit lui-même son privilège sans que l'Etat sans mêle.
D'ailleurs, il s'agit moins du bien-être relatif des hommes que de leur bien-être absolu. A quoi servirait-il aux hommes d'être tous égaux, s'ils étaient tous misérables ? Il y a sans doute plus d'égalité dans une république de sauvages que dans nos sociétés européennes : mais combien y a-t-il de nos pauvres Européens qui voulusse échanger leur condition contre l'existence de sauvage ? En réalité le progrès social, en augmentant sans cesse la richesse générale, augmente en même temps le bien-être de chacun sans que la somme d'effort augmente. Ce surcroît de bien-être est en réalité gratuit, comme l'a démontré Bastia. De là, comme il le dit, une communauté croissante de bien-être ( Voyer dans Harmonie économiques, VIII, cette ingénieuse et solide théorie qui montre le progrès croissant de la communauté en raison même de la propriété ), à mesure que nous nous éloignons, par la propriété de mieux en mieux garantie, de la communauté de misère d'où nous sommes sortis.
( La propriété, dit Bastiat, tend à transformer l'utilité onéreuse en utilité gratuite. Elle est cet aiguillon qui force l'intelligence humaine à tirer de l'inertie de la matière des forces naturelles latentes. Elle lutte, à son profil, sans doute, contre les obstacles qui rendent l'utilité onéreuse ; et quand l'obstacle est renversé, il se trouve qu'il a disparu au profit de tous. Alors l'infatigable propriété s'attaque à d'autres obstacles, et toujours élevant sans cesse le niveau humain, réalise de plus en plus la communauté, et avec elle, l'égalité au sein de la grande famille.)

573. La famille.- Le mariage.
Nous avons déjà étudié plus haut ( 594 ), au point de vue de la morale, les principes qui constituent la famille : le défaut d'espace ne nous permet pas d'y revenir au point de vue du droit naturel : contentons-nous de quelques mots sur la question du mariage.
Rappelons d'abord les belles définitions du droit romain : ( Nuptiae sunt conjunctio maris et feminae, et consortium omnis vitae, divini et humani juris communicatio. ) (Modestin.) – ( Nuptiae sive matrimonium est viri et mulieris conjunctio, individuam vitae consuetudiens.) ( Ulpien.).
Le but principal du mariage est la perpétuité de l'espèce, par conséquent la procréation des enfants : cependant, comme on l'a dit, ce n'est pas le but unique : autrement, la loi devrait interdire le mariage aux vieillards ; ce qu'elle ne fait pas. ( Ce qui constitue essentiellement le mariage, c'est le don réciproque de la personnalité totale, physique et morale, entre l'homme et la femme. C'est la fusion de l'amitié et de l'amour ayant pour but la formation d'une société permanente entre deux individus de sexe différent. Ahrens, Philosophe du droit, II° partie, 2° section, ch. I, par. I. Si les enfants étaient la seul raison du mariage, les unions sans enfant, au bout d'un certain temps, devraient être dissoutes.) : c'est ce que nous appelons société conjugale ou mariage, et cette société dans la plupart des cas, a pour but et pour effet, la formation d'une société plus complète appelée famille qui se compose des époux ou parents et des enfants.
Si le mariage est le don total de la personnalité entre l'homme et la femme, il s'ensuit évidemment, que la seule forme, ou du moins la forme la plus élevée du mariage est la monogamie, c'est-à-dire le mariage d'un seul homme avec une seule femme : car ( le mariage établi sur l'union des individualités, exige nécessairement une égalité dans la position réciproque des époux. Ahrens, Phil. Du droit, Du mariage, par. 3.).
Le mariage, par là seul qu'il est un don de soi-même, doit être libre : il ne peut être contraint ni par la volonté des parents, ni par l'autorité de l'Etat ; et il doit être réciproquement libre ; par conséquent, il est un contrat.
La société est garante et témoin de ce contrat ; mais elle ne le fonde pas.
Une autre conséquence non moins évidente est la fidélité : elle est impliquée dans l'idée même d'un don total de soi-même ; mais il est évident que la fidélité doit être réciproque, et qu'il ne peut être question, sous ce rapport, d'un privilège pour l'un des deux époux.
Une autre conséquence encore, c'est que le mariage considéré dans son essence, doit être indissoluble : car c'est le don de soi-même sans condition et sans esprit de retour qui fait la beauté et la dignité de ce lien. Ce ne peut être que par exception et pour éviter de plus grands maux que certaines législations de l'Europe ont admis la dissolution du mariage.

574. Le pouvoir paternel.
Quant au pouvoir des parents sur les enfants, ou pouvoir paternel, nous en avons déjà parlé plus haut avec quelques détail ( 502 ) ; ici, nous ne pouvons qui renvoyer.
575. De l'esclavage.
La libre possession et le libre usage de son corps, ou liberté corporelle, le libre exercice du travail, le libre accès à la propriété, le droit de former une famille, ces quatre droits réunis constituent ce que l'on appelle la liberté civile ; la privation de ces droits, en tout ou partie, est l'esclavage. Le caractère essentiel de l'esclavage, c'est que l'homme y est transformé en chose : il est acheté ou vendu ; il n'a pas de propriété. Dans les atténuations successives qu'a subies l'institution de l'esclavage, il a pu se concilier dans une certaine mesure avec les droits de la propriété et de la famille : mais c'était plus en apparence qu'en réalité. Il est assez inutile aujourd'hui de réfuter l'esclavage qui tend à disparaître de plus en plus de la surface du globe. Rappelons seulement cet admirable plaidoyer, sous forme ironique, de Montesquieu dans l'esprit des lois :
( Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples de l'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique pour s'en servir à défricher tant de terre.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait cultiver la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne dans un corps tout noir.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? Esprit des lois, liv. XV, ch. IV. Les conventions que demandait Montesquieu ont été faites et ont amené la suppression, ou tout au moins l'extrême diminution de la traite des nègres.).

576. Liberté de conscience ; liberté de pensée, etc.
Les droits précédents sont toujours plus ou moins liés au corps : car l'union de la famille même est moitié corporelle et moitié spirituel ; mais il est d'autres droits, qu'un philosophe a appelés droits de l'âme, (Em. Beaussire, De la liberté intellectuelle et morale, introduction. 2° édition, 1878.), et qui sont en effet renfermés presque exclusivement dans le domaine de l'âme. Le principal de ces droits est la liberté de conscience, ou liberté religieuse. Le principe de liberté religieuse, c'est que les rapports de l'homme et de Dieu ne relève que de la conscience, et que l'Etat ou la société civile n'a aucune autorité pour décider ce qui est le vrai ou le faux en matière religieuse.
Quant à la liberté de penser ou d'écrire, elle a pour fondement ce principe de Descartes : ( Ne reconnaître pour vrai que ce qui paraîtra évidemment être tel.). Puisque c'est un devoir pour l'esprit de ne se soumettre qu'à l'évidence, il faut que ce soit en même temps un droit ; car comment pourrais-je obéir au devoir, si on ma refuse le droit ? Quant à la liberté d'écrire, elle soulève tant de questions difficiles que nous ne pourrons qu'en poser le principe : c'est que l'Etat n'est pas juge du vrai et du faux, et qu'il est seulement garant des droits de chacun. La liberté d'écrire n'est donc susceptible de répression qu'en tant qu'elle porte atteinte aux droits des individus.

577. Droit public et droit des gens.
Les droits naturels que nous venons de résumer appartiennent à l'homme, considéré comme individu, comme membre du corps social. C'est là l'objet du droit naturel proprement dit, que l'on peut appeler le droit privé. Mais le droit naturel s'étend plus loin : il ne considère pas seulement l'individu, mais encore la société, et non seulement la société humaine en générale, mais cette société spéciale et organisée que l'on appelle la société civile ou Etat. Cette partie du droit naturel s'appelle le droit public ; et en tant qu'il étudie les rapports des Etat entre eux, il s'appelle le droit des gens. Ces deux sciences donnent naissance à un si grand nombre de questions, et à des questions si complexes que nous ne pouvons que renvoyer aux auteurs ( Voyer les principaux ouvrages sur le droit naturel ei le droit des gens : Grotius, de Jure belli et pacis trad. De Barbeyrac ; Puflendorf, Le droit de la nature et le droit des gens. Burlamaqui, Principes du droit naturel. Vattel, Droit des gens. Montesquieu, Esprit des lois. J.J.Rousseau, Contrat social, etc. ), en nous bornant à quelques définitions et indication de quelques problèmes.
578. La société et l'Etat.
Il faut distinguer la Société et l'Etat, ou la société naturelle et la société civile.
La société est l'union qui existe entre les hommes par cela seul qu'ils sont hommes, et sans distinction de frontière, sans contrainte extérieure. Un Anglais et un Indien, comme dit Locke, se rencontrant dans les forêts désertes de l'Amérique, ( Robinson et Vendredi ), sont par le seul fait de leur commune nature en état de société.
La société civile ou l'Etat est une réunion d'hommes soumis à une autorité commune, à des lois communes, c'est-à-dire une société, dont les membres peuvent être contrains par la force publique à respecter réciproquement leurs droits.
D'où vient ce droit de contrainte qui constitue l'essence de l'Etat ? Nous avons vu plus haut ( 563 ), il est déjà contenu dans l'idée de droit que la contrainte peut être employée pour empêcher les autres hommes de dépasser leur propre droit et de violer le droit d'autrui. Or, dans l'état de société naturelle ce droit de contrainte ne peut être exercé que par l'individu contre les autres individus : c'est ce qu'on appelle le droit de défense personnelle, lequel existe encore même dans la société civile, en cas d'agression subite et dans l'absence ou l'éloignement de la force publique. Néanmoins, en principe, nul n'est juge dans sa propre cause. Le droit de contrainte exercé librement et sans contrat, dégénère en guerre de tous contre tous. De là la nécessité de l'Etat, c'est-à-dire d'un pouvoir public désintéressé qui prenne en main la défense de tous, et assure l'efficacité du droit de contrainte en supprimant ses abus.

579. Les trois pouvoirs.
Il résulte de là que deux éléments nécessaires entrent dans l'idée de l'Etat : les lois et la force. Les lois sont les règles générales qui établissent d'avance et fixent après réflexion et d'une manière abstraite, les droits de chacun : la force, c'est la contrainte matérielle dont le pouvoir public est armé pour faire exécuter les lois. De là deux pouvoirs constitutifs dans l'Etat, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, l'un qui fait la loi, l'autre qui l'exécute, et auquel on en ajoute d'ordinaire un troisième, le pouvoir judiciaire, qui est chargé pour sa part d'appliquer et d'interpréter la loi. ( Sur les trois pouvoirs, voyer Montesquieu, Esprit des lois, I. XI
580. La souveraineté.
Ces trois pouvoirs émanent d'une source commune que l'on appelle le souverain. Dans tous les Etat, le souverain est l'autorité qui possède ou qui délègue les trois pouvoirs précédents. Dans la monarchie absolue, le souverain c'est le monarque, qui exerce par lui-même le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, quelquefois même le pouvoir judiciaire. Dans la démocratie, le souverain, c'est l'universalité des citoyens, ou le peuple qui délègue les trois pouvoirs, et même dans quelques cas les exerce lui-même.
Quant au fondement de la souveraineté, deux système sont en présence ; le droit divin et la souveraineté du peuple. Dans le premier, l'autorité émane de Dieu qui la transmet à des familles choisies ; dans le second, les sociétés, comme les individus, ont leur libre arbitre, et s'appartiennent à elles-mêmes : elles ont leurs destinées ; et cela ne peut-être vrai que de la société tout entière : car pourquoi certaines classes plutôt que d'autres auraient-elles le privilège de décider du sort de chacun ? La souveraineté du peuple n'est donc autre chose que le droit de chacun de participer au pouvoir public, soit par lui-même, soit par ses représentants. Ce principe est celui qui tend à prédominer de plus en plus dans les Etats civilisés.

581. La liberté politique.
On appelle liberté politique l'ensemble des garanties qui assurent à chaque citoyen l'exercice légitime de ses droits naturels ; la liberté politique est donc la sanction de la liberté civile.
Les principales de ces garanties sont : 1° Le droit de vote qui assure à chacun sa part de souveraineté ; 2° La division des pouvoirs, qui met entre les mains différentes le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire ; 3° La liberté de la presse, qui assure le droit des minorités, et leur permet d'employer la persuasion pour modifier les idées et les opinions de la majorité.

582. Devoirs des citoyens envers l'Etat.
Les droits du citoyen sont liés à ses devoirs. Car comment l'Etat se chargerai-t-il de le protéger, si le citoyen ne lui devait rien ?
Les principaux de ces devoirs sont les suivants :
1° L'obéissance aux lois. En effet, aucune société ne peut subsister sans loi. L'absence d'ordre et de lois dans une société est ce que l'on appelle l'anarchie : c'est la destruction même de la société. 2° Le respect des magistrats. Tout magistrat, juge, administrateur, souverain, est le représentant de la loi. Comme tel, il doit être obéi et respecté autant que la loi même. 3° Le service militaire. La patrie a besoin de défenseur contre ceux qui menacent son indépendance. Tous lui doivent leurs bras et même leur vie, s'il est nécessaire. 4° Les contributions. L'Etat, comme les particuliers, ne peuvent administrer leurs affaires sans argent. De là, pour tous les citoyens, la nécessité de contribuer aux dépenses publiques par une cotisation proportionnée à leur ressources. Ces contributions doivent être acquittées avec exactitude, à moins d'entière incapacité. On ne doit pas chercher à frauder l'Etat d'aucune manière ; sous ce rapport, la conscience publique est généralement trop large. Toute fraude faite à l'Etat est un véritable vol. 5° Le vote. Dans notre société actuelle, tous les citoyens ont le droit de voter. Le vote n'est pas seulement un droit, c'est un devoir. Ils ne doivent pas s'abstenir par indifférence, ni voter par peur ou par caprice. Le vote doit être entièrement indépendant, et autant que possible éclairé. C'est pourquoi jamais il n'a été aussi obligatoire qu'aujourd'hui de s'instruire. Les citoyens doivent savoir qu'ils ont entre les mains le sort de la patrie, qu'ils ont à réaliser les deux objets de toute société civilisé : l'ordre et la liberté.

583. Problème.
Sur quel fondement repose le droit que la société s'attribue de punir les coupables ? Ce droit peut-il aller jusqu'à la suppression de la vie ? ( sur la question du droit de punir et sur la question de la peine de mort, voyer Ad. Franck, Philosophie du droit pénal, E. Caro, Problèmes de morale sociale, ch. VII-X, et Alf. Fouillée, la Science sociale contemporaine, 1. IV. Dans ces trois livres on trouvera le résumé de toutes les opinions sur ces deux questions.
584. Droit des gens.
Les conditions que nous venons de résumer ne s ‘appliquent guère qu'à l'Etat idéal, l'Etat tel qu'il devrait être, tel qu'il tend à devenir de plus en plus ; mais de quelque manière qu'un Etat se soit formé et à quelque règle ou forme d'autorité qu'il obéisse, il n'en constitue pas moins en fait un Etat, qui n'est en rien justiciable d'un autre Etat, et qui peut être considéré par rapport à celui-ci comme un individu indépendant. Les différents Etats sont donc les uns par rapport aux autres comme les individus humains dans la société naturelle, ou état de nature. Ils ont les uns par rapport aux autres les mêmes droits, et la morale qui règle les rapports des Etats est la même que celle qui règle les rapports des individus. C'est ce qu'on appelle le droit des gens.
585. La guerre et la paix.
Cependant il y a une différence capitale : c'est qu'entre les différents Etats, il n'y a pas d'autorité commune, de juge ou d'arbitre désintéressé décidant sur le mien et sue le tien, et ayant la force de le faire exécuter le jugement rendu. Les Etats, étant entre eux dans l'état de nature, sont resté en possession du droit de défense que l'individu ne conserve que dans l'absence de toute loi civile. Ce droit de défense entre les Etats, est ce qu'on appelle le droit de guerre. En principe, l'emploi de la force, entre Etats, n'est légitime que lorsqu'il est nécessaire de repousser la force. Il y a emploi de force de part et d'autre ; mais d'une part la force est employée à attaquer, de l'autre à se défendre ; et c'est seulement en tant que défensive qu'elle peut être considérée comme rigoureusement légitime.
Tel est le cas le plus simple ; mais on peut dire, c'est un cas purement idéal, ou qui du moins ne se présente que très rarement. En fait, et la plupart du temps, il y a un tel enchevêtrement de prétentions et de récriminations diverses entre les Etats belligérants qu'il est toujours difficile de dire quel est l'agresseur : la guerre devient alors ce que Locke a nommé ( le droit d'en appeler au ciel, ) une sorte de jugement de Dieu. C'est dans ce sens qu'on a pu dire : ( La guerre est l'acte politique par lequel des Etats, ne pouvant concilier ce qu'ils croient être leurs devoirs, leurs droits et leurs intérêts, recouvrent à la lutte armée, et demandent à cette lutte, de décider lequel d'entre eux étant le plus fort pourra en raison de sa force imposer sa volonté aux autres. Précis du droit des gens par Franck Brentano et Albert Sorel p. 233. voyer aussi La paix et la guerre par Proudhon.).
Néanmoins ( l'état de guerre ne peut détruire ni la souveraineté des Etats, ni leur indépendance, ni la dépendance mutuelle des nations… Il ne peut pas davantage supprimer la civilisation, les mœurs, les notions intellectuelles… Il en résulte une sorte d'entente tacite dans la manière d'employer la force… C'est ainsi que la guerre a engendré des devoirs et des droits dont l'ensemble forme le droit des gens en temps de guerre. Ibid.p. 233, 234.). Ce droit règle par exemple : les formes de déclaration de guerre, l'emploi de certains projectiles, les secours aux blessés, les droits des armées régulières et des corps francs, les droits de la propriété dans les pays envahis, les échanges de prisonniers le droit des neutres, etc. ( voyez sur toutes ces questions les traité particuliers sur le droit des gens.).
La guerre se termine par la paix. La paix n'est pas seulement une interruption ou suspension de guerre : c'est le retour à l'état de société, qui est l'état normal entre les nations comme entre les individus.
Excepté les cas de guerre, tous les différends ou conflits d'intérêt qui existent entre les Etats sont réglés par des traités. Ces traités sont des conventions ou contrats, soumis à certaines formes déterminées, qui assurent l'authenticité et la régularité. Les conventions ou traités entre Etat sont régis par les mêmes lois d'interprétation ou d'exécution que les traités entre particuliers. Les principales espèces de traités sont : les traités de paix, les traités d'alliance, les traités de neutralité, les traités de commerce, les traités d'extradition, etc.

Chapitre II
Notion d'économie politique.


L'œuvre de Paul Janet