On appelle esthétique la
science du beau ; elle se rattache par des liens très
étroits à la morale.
L'esthétique se divise en deux problèmes : 1° le
problème du beau ; 2° le problème de l'art. De part
et d'autre, c'est toujours le beau qui est l'objet de notre
étude ; mais d'une autre part nous considérons
l'idées du beau en général, telle est dans
l'esprit humain et telle que nous la suggère la nature ; de
l'autre nous considérons la reproduction du beau par
l'activité humaine, et c'est ce qu'on appelle l'art.
Nous sommes obligé de nous borner, sur ces questions
délicates, à des notions succinctes.
CHAPITRE PREMIER
L'idée du beau et du sublime.
612. Le beau et le bien.
La parenté du beau et du bien a
frappé tous les philosophes et surtout les philosophes grecs.
L'expression du beau en grec antique remplace souvent celle du bien en
grec antique, et même elles s'unissent ensemble dans une seule
expression qui est éminemment propre à la langue grecque,
le beau et le bien unis par un lien indivisible. Platon, dans le
Gorgias, cherchant à distinguer le bien du plaisir, dit «
qu'il est plus beau, de souffrir une injustice que de la commettre.
» Toutes les expressions par lesquelles Platon dépeint une
âme bien ordonnée, sont toutes empruntées à
l'ordre esthétique ; c'est le sage est un musicien ; la vie
humaine a besoin de nombre. Réciproquement, pour Platon comme
pour Socrate, le beau n'est autre chose que le bien, et l'art se
confond avec la morale « Même assimilation dans
l'école stoïcienne. On connaît le sorite
célèbre de Chrysippe : ( Le bien est désirable :
ce qui est désirable est aimable ; ce qui est aimable est digne
de louange ; ce qui est digne de louange est beau.) ». La
même doctrine a été soutenue par la philosophie
allemande de notre siècle, et Herbart considérait la
morale comme une partie de l'esthétique « Voy. Aussi, sur
la parenté de la morale et de l'esthétique, M. Ravaisson
( Rapport sur la philosophie du XIX° siècle, p. 231-232.)
».
Cependant, quelque liaison qui puisse exister entre la notion du bien
et celle du beau, ces deux notions ne se laisse pas confondre. La
différence essentielle, c'est que le beau ne se présente
pas à nous comme obligatoire : nous admirons et nous aimons le
beau sans être chargés de le réaliser. De plus, le
beau est toujours inséparable de la sensibilité : toute
chose belle contient toujours un élément qui tombe sous
les sens.
On peut dire que le beau est en quelque sorte l'inverse du bien. Le
rôle de la morale consiste, en effet, à changer le
sensible en intelligible « Kant dirait : à transformer le
règne de la nature en règne des fins. » ; le
rôle de l'esthétique et de l'art consiste à donner
à l'intelligible une forme sensible.
Le beau n'est donc pas la même chose que le bien ; mais on peut
dire avec Kant, qu'il en est le symbole.
Considérons donc le beau en lui-même en le distinguant du
bien.
613. Lois du beau.
L'analyse de l'idée du beau a conduit Kant
aux quatre lois suivantes, qui en expriment les caractères
essentiels :
1° Le beau est essentiellement désintéressé.
« Le goût est la faculté de juger d'un objet par une
satisfaction dégagée de tout intérêt.
L'objet d'une semblable satisfaction s'appelle beau. » ( Critique
du jugement, liv. 1°, ch. 5).
D'après cette loi, on établira d'abord ces deux
caractères du beau : d'une part, le beau produit en nos un
certain plaisir ; de l'autre est désintéressé : ce
plaisir se distingue de l'agréable et se distingue de l'utile.
L'agréable est ce qui plaît aux sens : or, tout ce qui
plaît aux sens n'est pas beau par cela même.
Personne ne parle de belles saveurs, de belles odeurs, d'une belle
chaleur, etc. Il n'y a que les sensations de l'ouïe et de la vue
qui puissent nous procurer le sentiment du beau ; mais ici encore nous
distinguons le beau et l'agréable : car celui qui a les yeux
sensibles et qui met des lunettes bleues trouve une sensation douce et
agréable dans cette couleur adoucie ; mais il ne trouvera pas
belle cette teinte uniforme et terne dont son œil a besoin.
Le beau est donc un plaisir spécial qui n'a rien de commun avec
les autres plaisirs des sens.
En outre, le beau se distingue de l'utile : l'utile est l'objet dont
l'existence est liée par nous à l'idée de notre
conservation ou de notre bien-être. Or, je puis être
indifférent, en ce qui me concerne, à l'existence de tel
ou tel objet, sans pour cela renoncer à le trouver beau.
« Quelqu'un me demande-t-il si je trouve beau le palais qui est
devant moi, je puis bien dire que je n'aime pas ces choses faites pour
étonner les yeux , ou imiter ce sachem iroquois à qui
rien dans Paris ne plaisait plus que les boutiques de rôtisseurs,
ou gourmander, à la manière de Rousseau, la vanité
des grands… Ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit. Ce qu'on demande
est de savoir si cet objet me cause de la satisfaction, quelque
indifférent que je sois à son existence… Chacun doit
reconnaître qu'un jugement sur la beauté dans lequel se
mêle le plus léger intérêt n'est pas pur
jugement du goût. ».
En un mot, comme le dit Platon dans le Grand Hippias, si le beau est
l'agréable, rien de plus beau que l'or, qu'est ce qu'il y a de
plus brillant pour les yeux ; si le beau est l'utile, rien de plus beau
qu'une marmite, car il n'y a rien de plus utile.
2° « Le beau est ce qui plaît universellement et sans
concept. » ( Ibid. chp 9.).
Cette seconde loi contient deux propositions : a° le beau doit
plaire universellement ; b° il n'est pas
précédé d'un concept. Expliquons ces deux
propositions.
-a° La première est très claire. En effet, quoiqu'on
dise qu'il ne faut pas disputer des goûts, cette maxime ne peut
s'appliquer qu'aux goûts purement personnels et
intéressés. Mais pour le beau, quand on en juge (
à moins qu'on ne se trompe, comme cela a lieu pour le vrai ),
personne n'entend dire qu'une chose n'est belle que pour lui ; mais il
croit que si elle est belle en effet, elle doit l'être pour tous.
« Je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde… si
les autres jugent autrement que moi, je leur refuse le goût… ,
dire que chacun a son goût particulier revient à dire
qu'il n'y a pas de goût. ».
La Bruyère a dit également et dans le même sens :
« Il y a dans l'art un point de perfection, comme de
beauté et de maturité dans la nature : celui qui le sent
et qui l'aime a le goût parfait : celui qui ne le sent pas et qui
aime en deçà et au delà a le goût
défectueux ; il y a donc un bon et un mauvais goût. ( Des
Ouvrages de l'esprit.) ».
Problème : S'il y a un goût absolu, d'où viennent
les contradictions des critiques et du public dans les lettres et dans
les arts ?
b- Le jugement du beau n'est pas précédé d'un
concept. En effet pour dire qu'une fleur est belle, nous n'avons pas
besoin de savoir ce que c'est qu'une fleur. La définition d'un
objet n'est donc pas nécessaire, et même elle serait
nuisible au sentiment esthétique produit par cet objet.
3° « Le beau est une finalité sans fin. » (
Ibid. chp10.)
Cette formule un peu étrange de Kant a besoin d'être
expliquée : elle n'exprime que des idées très
simples.
Partout où il y a accord des parties avec l'idée du tout,
il y a finalité. Par exemple, toute les parties d'un animal sont
d'accord entre elles, de manière à réaliser
l'idée de cet animal : c'est ce qu'on appelle finalité.
Ce caractère se rencontre dans toutes les oeuvres belles de la
nature et de l'art.
Or, lorsqu'il existe un système de ce genre, qui a
déjà par lui-même une finalité, ce
système peut, en outre, être en conformité avec un
certain effet ultérieur et par conséquent avoir
lui-même une fin.
Par exemple, il peut être conformé de manière
à assurer la conservation des autres êtres et avoir, par
conséquent, une fin externe, ou bien être organisé
de manière à garantir sa propre conservation et avoir une
fin interne : dans le premier cas, c'est l'utile ; dans le second cas,
c'est la convenance, la perfection. Eh bien, suivant Kant, le beau se
distingue non seulement de l'utilité, mais encore de la
convenance et de la perfection. Il n'a ni une fin externe ni une fin
interne ; en un mot, il n'a aucune fin, aucun but. Le beau ne sert
à rien, ni aux autres êtres, ni à l'être
même qui en jouit ; ou s'il lui sert, ce n'est pas en cela qu'il
est beau.
On a déjà distingué la beauté de
l'utilité. Distinguons-la maintenant de la convenance ou de la
perfection. Cette notion, en effet, dit Kant, se rapproche de celle de
la beauté ; et c'est pourquoi beaucoup de philosophes ont
confondu l'une avec l'autre.
« Les fleurs sont de libres beautés de la nature ;
cependant on ne sait pas aisément, à moins d'être
botaniste, ce que c'est qu'une fleur, et le botaniste lui-même
qui reconnaît dans la fleur l'organe de la fécondation de
la plante, n'a point égard à cette fin de la nature quand
il porte sur la plante un jugement de goût ; son jugement n'a
donc pour principe aucune espèce de perfection, aucune
finalité interne à laquelle se rapporterait l'union de
ces éléments divers. Beaucoup d'oiseaux ( le perroquet,
le colibri, l'oiseau du paradis )sont des beautés en soi qui ne
se rapportent en rien au concept de ces objets. De même les
dessins à la grecque, les rinceaux, les ornements, ne
représentent rien, ou du moins ne représentent aucun
concept déterminé. Il en est de même des fantaisies
et des variations en musique, et même de toute musique en
l'absence de texte. »
Sans doute la perfection peut se joindre avec la beauté. La
beauté d'un édifice implique bien une sorte de
conformité intérieure avec la fin de cet édifice ;
par exemple, la beauté d'une église ne peut être
celle d'un palais ; mais c'est là une condition qui peut bien
restreindre la liberté du goût, mais qui ne le constitue
pas.
4° « Le beau n'est pas seulement l'objet d'une satisfaction
universelle ; il l'est encore d'une satisfaction nécessaire.
»
La nécessité est impliquée dans
l'universalité. Celui qui déclare une chose belle
prétend par là que chacun doit donner son assentiment
à ce jugement et reconnaître cette chose pour belle. Nous
admettons donc implicitement qu'il y a des sentiments qui s'imposent
comme obligatoires, à ceux-là du moins qui
prétendent juger de ces choses.
614. Définition du beau.
D'après les lois précédentes,
on peut, avec Kant, définir le beau « ce qui satisfait le
libre jeu de l'imagination, sans être en désaccord avec
les lois de l'entendement. ». Cette définition n'est que
le commentaire de cette vieille définition : le beau est
l'unité dans la variété, in varieta unitas.
L'imagination, en effet, est la faculté de la
variété, et l'entendement est la faculté de
l'unité.
615. L'expression.
La théorie de Kant exprime quelques uns des
caractères du beau : 1° son rapport à la
sensibilité ; il est toujours un objet de plaisir ; 2° son
caractère essentiellement désintéressé ;
3° la liberté de l'imagination, qui n'est liée ici ni
à une utilité externe, ni à un concept logique.
Néanmoins cette théorie est incomplète ; si elle
était absolument vraie, il faudrait dire que les choses les plus
belles seraient celles qui ne signifient rien. Les arabesque en
peinture, les contes de fées en poésie, les variations en
musique : tels sont en effet, les objets de l'imagination libre. Mais
le beau n'est pas si indépendant que cela de la pensée.
Les plus beaux objets, au contraire, sont ceux qui signifient quelque
chose ou qui exprime quelque chose. De là un
élément nouveau de la beauté : l'expression. Ce
qu'il y a de plus beau en sculpture, c'est ce qui exprime la
majesté divine ( Jupiter Olympien ), la douleur ( Laocoon ), la
dignité et la grâce ( (la Vénus de Milo ). En
poésie, c'est ce qui exprime la douleur et la force d'âme
( Prométhé ), la générosité ( Cinna
), la passion ( Phèdre, Othello ). En musique également,
la composition plus grande sera la plus pathétique. On demandera
si la même théorie peut s'appliquer à la nature, et
ce qu'expriment nos fleurs, nos chênes, nos paysages. Nous
pouvons répondre qu'un chêne exprime la force, et la force
régulière et majestueuse ; que la fleur exprime la
douceur et la grâce ; que les paysages expriment les sentiments
que nous y mettons. En résumant ces idées, on dira, avec
Jouffroy : le beau est « l'invisible manifesté par le
visible. (Esthétique, 38° leçon) », ou avec
Hegel : le beau est « la manifestation sensible de l'idée.
( Esthétique, chp I. ) ».
616.Le sublime.
Depuis Burke et Kant : on a distingué dans
la philosophie moderne le beau et le sublime : on était
porté à croire que le sublime n'est autre chose que le
plus haut degré de la beauté ; mais ces deux philosophes
ont montré qu'il était un autre genre de beauté.
Sans doute on trouve d'abord dans le sublime les mêmes
caractères que dans le beau : il est un plaisir, et un plaisir
désintéressé ; il s'impose universellement
à notre admiration enfin ; il satisfait à sa
manière la liberté de l'imagination ; mais après
les analogies, voici les différences :
1° Le beau implique toujours que l'objet a une certaine forme,
c'est-à-dire une certaine mesure ou proportion ; au contraire,
le caractère propre du sublime est l'illimitation, l'absence de
mesure et de forme. L'Océan est le type de ce que l'on appelle
sublime ; un lac en Suisse est le type du beau.
2° Le plaisir du beau est mêlé de charme ; le plaisir
du sublime est un plaisir en quelque sorte mêlé de
douleur, où l'âme est à la fois «
repoussée et attirée », qui n'a rien du plaisir
« d'un jeu », mais qui est quelque chose de sérieux
et d'accablant. Cest, dit Kant, une sorte « de plaisir
négatif ».
3° Le beau implique un certain accord de l'imagination et de
l'entendement ; il paraît en proportion avec nos facultés
: « le sentiment du sublime, au contraire, semble discordant avec
nos facultés de juger et d'imaginer, et même être
autant plus sublime qu'il semble faire plus de violence à
l'imagination ». C'est ainsi que la nature éveille surtout
l'idée du sublime par le spectacle du chaos, du désordre,
de la dévastation, pourvu qu'elle y montre de la grandeur et de
la puissance.
Telles sont les différences du beau et du sublime. Distinguons
maintenant deux espèces de sublime : le sublime de grandeur et
le sublime de puissance « Kant, Critique du jugement, trad.
Franc. T. I. p. 141 ».
617.Sublime de grandeur.
Le sublime de grandeur est ce Kant appelle sublime
mathématique. Ce genre de sublime est celui qui consiste dans
l'absolument grand, c'est-à-dire ce qui dépasse toute
mesure des sens : en un mot, c'est l'infini. La nature nous
présente ce genre de sublime dans ceux de ses
phénomènes dont la vue entraîne l'idée de
l'infinité : par exemple, le ciel étoilé, la voie
lactée, et, comme nous l'avons déjà dit,
l'Océan. De là l'émotion produite par les objets
sublimes : c'est à la fois une douleur pour l'imagination et les
sens, qui se sentent dépassés de tous côtés,
et un plaisir pour la raison, qui y trouve un symbole de ses
idées d'infinité, d'immensité, d'absolu.
Cependant, quoique le sublime soit ce qui dépasse toute mesure,
il ne faut pas confondre avec le monstrueux, qui détruit par sa
grandeur « l'idée même qui constitue son concept
», ni même avec colossal, qui est « une sorte de
monstrueux relatif » ; car le colossal consiste encore dans une
sorte de forme que l'on essaye de donner à l'illimité.
618. Sublime de puissance.
La nature n'est pas seulement grande, elle est
puissante. Lorsque nous appliquons le concept d'illimité
à la force au lieu de l'appliquer à la grandeur, nous
avons le sublime de puissance, que Kant appelle sublime dynamique. Kant
définit la puissance ce qui est capable d'exciter la crainte. La
nature est donc sublime au point de vue de la puissance quand elle est
objet de crainte.
« On peut considérer, dit Kant, un objet comme redoutable
sans avoir peur devant lui. Ainsi l'homme vertueux craint Dieu sans en
avoir peur, parce qu'il ne pense pas avoir à craindre un cas
où il voudrait résister à Dieu et à ses
ordres. Mais, toute crainte personnelle mise à part, il
considère Dieu comme redoutable. Pour juger du sublime de la
nature, il ne faut pas plus avoir peur d'elle qu'il ne faut avoir de
désirs pour jouir du sentiment du beau… ; des rochers audacieux
suspendus dans l'air et comme menaçant, des nuages orageux se
rassemblant au ciel au milieu des éclairs et du tonnerre, des
volcans déchaînant toute leur puissance de destruction,
l'immense Océan soulevé par la tempête, la
cataracte d'un grand fleuve, sont des objets dont l'aspect est d'autant
plus attrayant qu'il est plus terrible, pourvu que nous soyons en
sûreté. ( Kant, Critique du jugement, t. I. p. 167.)
»
Lucrèce a dépeint les sentiments exprimés ici par
Kant dans ces vers célèbres :
« Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra alterius magnum spectare laborem. »
Mais ce qui constitue, selon Kant, la sublimité de puissance
dans la nature, ce n'est pas tant de paraître terrible, que de
nous donner, en même temps que la crainte, le sentiment de notre
personnalité morale, qui n'a rien à craindre d'elle. Elle
devient ainsi pour nous le symbole de cette personnalité
même. C'est ainsi encore que le plus sensible à la
sublimité de la nature divine ne sera pas celui qui a le plus
à craindre par la conscience de ses propres péchés
; c'est, au contraire,
« Quand l'homme a conscience de la droiture de ses sentiments et
se voit agréable à Dieu, c'est alors seulement que les
effets de la puissance divine réveillent en lui l'idée de
sublimité de cet être ; car alors il sent en
lui-même une sublimité de calme conforme à sa
volonté. ( Dans cette analyse de l'idée du sublime, Kant
a surtout en vue la théorie de Barke, qui fondait le sentiment
du sublime sur la crainte. Kant montre, au contraire, que le sublime,
quoique redoutable en soi, ne doit pas l'être pour nous.) ».
Il est donc vrai de dire avec Kant, que « le sublime ne
réside dans aucun des objets de la nature, mais seulement dans
notre esprit ».
L'œuvre
de Paul Janet