Phénomènes sensitifs. Les sensations.

CHAPITRE III

Phénomènes sensitifs. Les sensations.
Nous avons vu plus haut ( 49 ) qu'on peut distinguer dans nos sensations deux points de vue : 1° le point de vue affectif ou émotif ; 2° le point de vue représentatif ou instructif ; et nous sommes convenus de réserver le nom de sensation pour ce second point de vue.
Les sensations représentatives sont surtout les sensations externes, dues à ce que l'on appelle les sens : mais pour quelques-unes d'entre elles « odorat et goût », il est très difficile de distinguer le point de vue affectif du point de vue sensitif proprement dit ; cependant une odeur n'est pas une saveur : il y a donc là quelque chose de représentatif.
La distinction est encore plus difficile à faire, et elle est même impossible pour une autre classe de sensation, qui servent d'intermédiaires entre émotions proprement dites et les sensations proprement dites. Ces phénomènes intermédiaires sont les sensations internes ou organiques, qui naissent des diverses dispositions ou affections de notre corps. C'est par celles-ci comme plus élémentaires que les autres, que nous devons commencer.

60. Sensations organiques ou internes.
Voici l'énumération de ces sensations, d'après le psychologue Bain « Sens et intelligence I, ch. H, 1 » :
1° Sensations organiques des muscles : sensations de coupure ou de déchirure, crampes et spasmes, sensation de fatigue. 2° Sensations organiques des nerfs : fatigue nerveuse, différente de la fatigue musculaire, effets des stimulants. 3° Sensations organiques de la circulation et de la nutrition : faim, soif, bien-être physique, nausées, dégoût, etc. 4° Sensations de la respiration, sensation de l'air pur ; suffocation. 5° Sensation internes de chaleur et de froid, frisson. 6° Sensations électriques.
On remarquera que ces sensations, quoique liées à l'état des organes, et qui y sont plus ou moins localisées, ne nous apprennent rien sur l'existence de ces organes, et sur la nature et le mode de leurs fonctions.
L'ensemble de toutes ces sensations, et de beaucoup d'autres infiniment petites qui murmurent en quelque sorte dans le dernier fond de nos organes, viennent se confondre dans une sensation générale, unique, qui accompagne toute notre existence, qui a des alternatives de force ou de faiblesse, de clarté et d'obscurité, qui s'affaiblit et qui s'évanouit presque dans le sommeil, qui dort dans l'enfant et s'endort dans le vieillard : c'est la sensation vitale ; le sens général qui nous la donne, et qui enveloppe toutes les sensations organiques internes ou externes, a été appelé par Condillac sens fondamental ( Traité des sensations, part. II. Ch. I), et de nos jours sens vital « Sur le sens vital, voy. Le travail d'Albert Lemoine : l'Ame et le Corps, apologie des sens ». Il est le sentiment immédiat de notre corps. Il est le fond et la base matérielle de toute notre vie.
61. Sensations externes.
Les sensations externes se distinguent des précédentes par deux caractères : 1° elles se rapportent au monde extérieur, tandis que les autres ne se rapportent qu'à l'état de notre propre corps ; 2° elles ont lieu par le moyen de certains appareils spéciaux ( les yeux, les oreilles, le nez, etc.), liés au système nerveux, mais qui s'en distinguent ( 26 ), tandis que les autres n'ont pas d'organes propres autres que le système nerveux en général.
62. Organes des sens.
On appelle organes des sens les instruments dont nous venons de parler, et on appelle sens externes les fonctions de ces organes.
Il faut distinguer les sens et les organes des sens. Les organes sont des instruments matériels que l'on peut voir et toucher, et que l'anatomie dissèque. Les sens sont des fonctions, ce sont les modes d'action de la sensibilité s'exerçant par certains organes déterminés. Les organes des sens font partie du corps, les sens font partie du moi, c'est à dire de l'âme « Le P. Liberatore, dans son livre du Composé humain, soutient que la sensation n'appartient pas à l'âme, mais au composé (âme et corps). Sans doute l'âme n'est sensible qu'en tant qu'elle est unie à un corps ; mais, à moins de faire de l'âme et du corps une unité indivisible, il est impossible d'attribuer la sensation à l'union de l'un et de l'autre. Voy. Sur ce point la Perception externe, de l'abbé Duquesnoy, 1876, p. 19. »

63. Les cinq sens.
On distingue généralement cinq sens : le goût, l'odorat, l'ouie, la vue te le toucher. On a récemment proposé un sixième sens : le sens musculaire. ( Bain, Sens et Intelligence, I, ch. I, III).
64. Mécanisme de la sensation.
Quoique la sensation soit un phénomène essentiellement psychologique, puisque nous en avons conscience, elle n'a lieu cependant qu'à de certaines conditions physiques et physiologiques, qui peuvent se ramener à trois principales :
1° Les objets extérieurs agissent soit immédiatement ( tact, goût ), soit par l'intermédiaire d'un milieu ( odorat, ouie, vue ) sur les organes des sens. Absence d'organe, absence de sensation.
2° L'action exercée sur les extrémités des nerfs qui aboutissent aux organes se transmet dans tout le parcours des nerfs qui font communiquer les organes avec le cerveau. En effet, toute lésion des nerfs interrompt ou altère la sensation.
3° L'action se communique aux centres, soit à l'encéphale, soit à la moelle, qui la transmet elle-même à l'encéphale. En effet les lésions des centres peuvent empêcher la sensation, malgré l'état sain des nerfs ou des organes.
Telles sont les conditions communes à toutes les sensations : nous indiquerons pour chaque sens le mécanisme particulier qui lui appartient.

65. Odorat et goût.
Ces deux sens sont inséparable. Leurs sensations sont de même nature et elles se lient étroitement entre elles.
Mécanisme de l'odorat. Les odeurs sont dues en partie à des particules matérielles émanant des substances odorantes, et transportées par l'air jusqu'à l'organe sensitif. C'est le seul sens auquel puisse s'appliquer la théorie épicurienne des espèces sensibles, échapées des corps. On remarquera que l'inspiration de l'air est indispensable à l'action de l'odorat.
Mécanisme du goût. Le goût n'a besoin que du simple contact des aliments avec la muqueuse buccale, mais à la condition de leur dissolution par la sécrétion salivaire. Il est probable que l'odorat, aussi bien que le goût, est dû à une combinaison chimique qui se fait entre les particules odorantes et sapides et les particules de nos organes.
Sensation de l'odorat. Les sensations de ce genre s'appellent des odeurs.
On a essayé de classer les odeurs. Voici la classification de Linné. Il distingue sept espèces d'odeurs :
1° Les odeurs aromatiques ( Telles que celles d'œillet ou de feuilles de laurier) ; 2° les odeurs fragrantes ( par exemple le lis, le safran, le jasmin) ; 3° les odeurs ambrosiaques ( celles de l'ambre, du musc) ; 4° les alliacées ( ail, assa foetida, etc. ) ; 5° les odeurs fétides ( telles que celles du bouc, de la valériane) ; 6° les odeurs repoussantes, vireuses ( comme celles de l'œillet d'Inde et des solanées) ; 7° enfin les odeurs nauséeuses ( telles que celles des concombres et des cucurbitacées).
L'inconvénients de ces sortes de classifications pour des phénomènes si délicats et fugitifs, c'est d'une part qu'il est difficile de se faire une idée nette de chacune de ces classes d'odeurs, si on n'a pas les substances à sa disposition ; de l'autre que l'odorat est une faculté très variable et que tous les hommes ne sentent pas de la même manière : on ne voit pas, par exemple, pourquoi l'odeur de la courge ou du concombre serait plus nauséeuse que d'autre.
M. Al. Bain admet des odeurs fraîches ( l'air pur ou le parfum des bois) ; des odeurs suffocantes ( une foule entassée dans un lieu fermé ) ; les odeurs douces ou fragrantes ( les fleurs) ; piquantes ( le poivre, l'ammoniaque) ; appétissantes, (un aliment savoureux) ; etc.
Ces différents caractères peuvent être distingués, pourvu qu'on n'y cherche pas une classification rigoureuse.
Outre les odeurs proprement dites, l'organe de l'odorat est le siège de sensations très différentes les unes des autres et qu'il est important de distinguer : 1° des sensations tactiles générales, comme celles de l'air froid qui traverse le nez et glace les muqueuses nasales ; 2° la sensation de chatouillement, par exemple, si on y introduit les barbes d'une plume ; 3° les sensations complexe, comme celle du tabac qui, indépendamment de l'odeur, produit sur la membrane une impression piquante qu'elle ne produit pas sur les autres parties de l'organisation (Gerdy, des Sensations et de l'Intelligence, p.74).
Sensations du goût. Les sensations propres au sens du goût s'appelle saveurs.
On a essayé de classer les saveurs comme les odeurs ; mais il est difficile de ramener à des types distincts des sensations dont les nuances sont infinies et qui sont aussi nombreuses que les différents objets.
On signalera surtout les sensations douces ( le sucre, le lait ), amère ( la quinine, la gentiane), acides ( le vinaigre ), ardentes ( les liqueurs fortes ), etc. ; mais ces distinctions sont très insuffisantes pour exprimer le nombre considérable de saveur que peuvent produire les différents aliments ou boissons.
Le siège du sens du goût est le palais et la langue ; mais, de même que pour l'odorat, il faut bien distinguer les sensations de saveur des autres sensations purement tactiles dont ces mêmes organes sont susceptibles ; un morceau de cristal de roche mis sur la langue est senti comme un corps dur et froid, sans sapidité. La distinction entre les sensations tactiles et les sensations gustatives n'est pas toujours facile à faire ; par exemple, les alcools, qui brûlent la langue, agissent à la fois sur le goût et sur le toucher.
Il n'est pas moins difficile de distinguer les sensations olfactives ( de l'odorat ), qui se mêlent sans que nous y pensions aux sensations du goût. « Les yeux et les narines étant fermés, dit Longet, on ne distinguera pas une crème à la vanille d'une crème au café : elles ne produirons qu'une sensation commune de saveur douce et sucrée. » La délicatesse du go^t est très différente selon les diverses personnes : « L'empire de la saveur, dit Brillat-Savarin, a ses aveugles et ses sourds. »
66.L'ouïe. Mécanisme de l'audition.
Le son, comme nous l'apprend la physique, est un mouvement vibratoire des corps sonores transmis à l'oreille par un milieu élastique qui est l'air, sans intermédiaire duquel les sons ne se produiraient pas. Les ondes sonores arrivent jusqu'à la membranes du tympan, les unes directement, les autres après avoir été réfléchies par la conque ; d'autres frappent les cartilages du pavillon et les os du crâne, qui les transmettent aux parois du conduit auditif. De la membrane du tympan, les vibrations sont transmises, par la caisse du tympan et par la chaîne des osselets, jusqu'au liquide qui remplit l'oreille interne et aux membranes du nerf acoustique, lequel à son tour transmet les vibrations jusqu'au cerveau.
67. Sensation de l'ouie.
La sensation propre au sens de l'ouie s'appelle le son.
On peut distinguer dans le son différents points de vue : 1° la qualité ; 2° l'intensité ; 3° le volume ; 4° la tonalité ; 5° le timbre.
1° Sous le rapport de la qualité, les sons peuvent être doux, riches moelleux, purs ou durs, âpres, criard, etc. Ces différences correspondent à celles que nous avons signalées dans les saveurs ou dans les odeurs. 2° Sous le rapport de l'intensité, les sons fort ou faibles : un tintement de cloches près de l'oreille, une décharge de mousqueterie sont des exemples de son intense. 3° Le volume se distingue de l'intensité. Il tient à l'étendue de la masse sonore. Le bruit de la mer, les clameurs d'une multitude, un grand nombre d'instruments semblables jouant à l'unisson sont des exemples du volume du son. 4° Par tonalité ou par hauteur du son, on entend l'acuité ou la gravité. On sait que la différence du grave et de l'aigu, différence qui ne peut être définie, mais que tout le monde sent, est le principe de la musique ; cette différence ne se confond nullement avec celle de l'intensité ou du volume : car un son musical restera le même, soit qu'on en augmente l'intensité par la pédale, ou le volume par la multiplication des instruments. On ne peut donner d'autre idée de la hauteur du son qu'en disant que c'est une qualité qui correspond à un plus ou moins grand nombre de vibrations dans un temps donné : le son devient plus grave à mesure que le nombre des vibrations diminue, et plus aigu à mesure qu'il augmente. 5° Le timbre est la différence de sons, d'ailleurs semblables, qui proviennent d'instruments différents. Un violon, une flûte, un piano, la voix humaine, peuvent produire la même note, mais avec un timbre différent « A. Bain, des sens et de l'Intelligence, part. I. ch. I. 5. ».
Telles sont les principales différences que l'on peut distinguer dans le son, et que l'ouïe livrée à elle seule est capable de sentir.
Quant à la distance et à la direction du son, c'est une question de savoir si l'oreille peut toute seule, et sans secours de l'œil ou de la main, nous faire connaître ces qualité « Voy. Plus loin, Perception extérieure, sect. II, ch. III, 123 ».

68. La vision. Mécanisme de la vision.

L'œuvre de Paul Janet