En passant de la première opération
de l'esprit à la seconde, nous trouvons le jugement ou la
proposition.
321. Jugement et proposition.
La proposition est au jugement ce que le terme est
à l'idée : c'est l'expression verbale du jugement. De
même que le terme est le nom donné à l'idée,
de même la proposition sera le jugement énoncé,
exprimé par des mots : et il est commode en logique, pour fixer
les idées, de considérer l'expression extérieure
du jugement, au lieu de l'acte mental lui-même ; mais comme
l'usage des mots peut souvent tromper, il sera toujours utile, tout en
étudiant la proposition, d'avoir devant l'esprit
l'opération intellectuelle elle-même.
La proposition peut être étudiée, soit au point de
vue grammatical, soit au point de vue logique ; et ces deux points de
vue se confondent souvent. La grammaire recherchera surtout quelles
sont les modifications que subissent les mots suivant les rapports
qu'ils ont entre eux dans la proposition. La logique recherchera
quelles sont les lois de dépendance qui régissent les
différents termes de la proposition, en tant qu'expression du
jugement ; c'est-à-dire de la pensée même. La
logique recherche comment je pense, et la grammaire comment je parle.
En réalité, l'objet propre du grammairien, c'est la
proposition même : l'objet propre du logicien, c'est le jugement
; et il ne considère la proposition que parce que cela lui est
plus commode. Ainsi, il sera toujours plus facile et plus clair de dire
: le sujet ou l'attribut, que de dire : l'idée de la chose dont
j'affirme quelque chose, et l'idée de la chose que j'affirme de
cette première chose. L'absence du neutre en français
rendrait ces expressions extrêmement pénibles, obscures et
entortillées.
322. Analyse de la proposition ; rôle de
la copule.
Toute proposition se compose de trois parties : le
sujet, l'attribut et le lien de l'attribut et du sujet, ou la copule,
exprimée par le verbe être. La neige ( sujet ) est (
copule ) blanche ( attribut ). L'attribut s'appelle aussi le
prédicat.
Le verbe être employé comme copule n'a pas le même
sens que ce verbe employé comme exprimant l'existence. Ainsi
dans ce jugement : Dieu est bon. Ici, je n'affirme pas l'existence de
Dieu, mais seulement sa bonté : et cette proposition pourrait
être admise même de ceux qui nieraient l'existence de Dieu.
On dit que la copule est signifie toujours une réalité
objective ; autrement dit-on, il n'y aurait pas de différence
entre l'idée et le jugement. Dieu est bon ne signifie pas
seulement que je pense ainsi, mais qu'il l'est effectivement, en
réalité.
Cette doctrine est vraie ; mais autre chose est l'affirmation
objective, autre chose est l'existence substantielle. Sans doute, toute
affirmation implique l'objectivité, c'est-à-dire quelque
chose d'impersonnel, de différent de moi-même et de ma
pensée, quelque chose qui s'impose aux autres comme à moi
:et c'est là même ce qu'on appelle la vérité
; c'est pourquoi on ne peut pas dire : ma vérité. Et
c'est bien là en effet ce que signifie le verbe est : il
exprime, suivant Kant, l'unité objective de la perception. Il
n'en est pas moins vrai que la copule, même ainsi entendue, ne
signifie pas l'existence, mais simplement la vérité.
La copule est impliquée dans tous les verbes et peut s'en
dégager par l'analyse. Ainsi je cours signifie : je suis courant
; j'aime signifie : je suis aimant.
Le verbe exister lui-même se décompose de la même
manière ; et quand je dis : Dieu est, c'est-à-dire Dieu
existe, c'est comme si je disais : Dieu est existant ; ce qui prouve
encore que le verbe être employé comme copule n'a pas le
sens d'exister : car alors ce serait comme si l'on disait : Dieu existe
existant, ce qui serait une tautologie.
C'est donc une erreur de dire qu'il n'est pas nécessaire qu'une
proposition ait deux termes, et que dans les jugements d'existence il
n'y a pas d'attribut « Note 3, p. 144 de la philosophie de
P.-Royal édit.Charles. » : car si le mot est avait alors
le même sens que les autres propositions, quand on me dit : Dieu
est… j'attendrais ce qu'il est, je demanderais : qu'est-il ? bon,
méchant, fini, infini, etc. ? Non, me dira-t-on, il est purement
et simplement ; il y a donc là une idée de plus que dans
les autres cas : c'est l'idée d'existence substantielle ; or
cette idée est un attribut, un prédicat au même
titre que les autres.
Si le verbe être signifiait exister dans toutes les propositions,
tous les sujets dont nous affirmerions quelque chose seraient dits
existant. Pégase est rétif, voudrais dire : Pégase
existe rétif. Comment distinguera-t-on alors les propositions
attributives des propositions existentielles ?
Si le verbe être signifiait exister, il faudrait dire qu'il y a
trois termes dans la proposition et neuf termes dans le syllogisme :
car à toute idée correspond un terme, et qui pourrai
soutenir que l'existence n'est pas une idée ?
323. Objections.
On soutient que l'existence n'est pas un attribut,
car :
1° La chose existante aurait un attribut de plus que la chose
pensée ; mais la chose pensée doit être
adéquate à la chose réelle, sans quoi ma
pensée est fausse. « Cent thalers pensés, dit Kant
dans une discussion célèbre, ne sont pas plus que cent
thalers réels. »
2° L'existence n'est pas un attribut ; car l'attribut est
postérieur à la chose : l'existence au contraire doit
être contemporaine de la chose. Si l'existence n'était
qu'un attribut, elle serait l'attribut de quelque chose qui
n'existerait pas.
On conclut de là que l'existence n'est pas un attribut, mais que
c'est la position de la chose même : et c'est là
précisément le sens de l'affirmation.
Pour résoudre ces difficultés, il faut entrer plus avant
dans la théorie du prédicat.
Il ne faut pas confondre le rapport logique du sujet et du
prédicat avec le rapport métaphysique, ontologique de la
substance et des attributs. Métaphysiquement, la substance,
c'est l'être même, la chose même ; les attributs sont
les propriétés de cette chose. La substance est le fond ;
les attributs sont les puissances, les développements, les
manifestations. Ce rapport ne peut pas être interverti : les
propriétés ou attributs ne peuvent devenir substance, ni
la substance ne peut devenir attribut ou propriété. La
substance est antérieure à ses modes et à ses
attributs ; les attributs et les modes sont postérieurs à
la substance. Y a-t-il véritablement des substances, des
attributs et des modes ? c'est affaire à la métaphysique
de le prouver ou de le nier ; mais qu'il y en ait ou qu'il n'y en ait
pas, c'est ainsi que nous nous les représentons.
Logiquement parlant, au contraire, est sujet tout ce qui est
donné, est attribut tout ce que nous affirmons de ce sujet
donné. Il importe peu que le sujet soit une substance dans le
sens métaphysique du mot, et le prédicat un attribut dans
le même sens. Car nous pouvons alternativement, suivant le point
de vue où nous nous plaçons, prendre l'un pour sujet,
l'autre pour attribut ; et la pensée est aussi satisfaite dans
un cas que dans l'autre. Soit cette proposition : Louis XI était
le roi de France en 1475. Je puis tout aussi bien dire : Le roi de
France en 1475 était Louis XI. Louis XI de sujet devient
attribut. Dira-t-on que ce n'est pas un vrai attribut parce que c'est
une substance ? je répond que la logique ne connaît pas de
substances. Elle connaît ce que j'affirme, et ce dont j'affirme.
Ce qui est donné est la chose dont j'affirme, c'est le sujet :
ce que j'y ajoute par la pensée, c'est l'attribut. Dans les deux
pensées précédentes, l'attribut change suivant ce
qui m'est donné. Dans la première, ce qui m'est
donné, c'est un homme célèbre nommé Louis
XI ; je demande qui il est, on me répond roi de France ;
voilà l'attribut. Dans la seconde, ce qui m'est donné,
c'est un certain roi de France qui vient après Charles VII ; ce
roi reste indéterminé dans mon esprit. On me dit : c'est
Louis XI ; ce roi se détermine, et je vois non seulement un roi,
mais tel roi ; donc, c'est un attribut. Louis XI se trouve donc
successivement et très légitimement, à deux points
de vue différents, sujet et attribut. De même, quand je
dis avec Bossuet : « Tout était Dieu, excepté Dieu
même, » Dieu devient attribut ; or ontologiquement, Dieu
est essentiellement être et substance. Il n'en est pas moins ici,
au point de vue logique, un prédicat.
Grâce à ces notions, on peut réfuter les objections
précédentes. Peut importe qu'objectivement,
ontologiquement, l'existence soit ou ne soit pas un attribut, une
propriété, un prédicat. C'est un prédicat
pour moi à l'égard de ma pensée. Etant
donné un objet, Dieu, les hommes, moi-même, j'en affirme
l'existence ; comme étant donnés les mêmes objets,
j'en affirme l'intelligence ou la liberté : l'existence joue
donc, dans le premier cas, exactement le même rôle que
l'intelligence ou la liberté. Dire Dieu est, c'est affirmer (
copule ) l'existence ( prédicat ) de Dieu ( sujet ). De
même que dire Dieu est bon, c'est affirmer ( copule ) la
bonté ( attribut ) de Dieu ( sujet ). Dans les deux cas, il y a
trois choses à savoir, deux idées ou deux
représentations, et un acte de l'esprit, l'affirmation. Il y a
donc attribut de part et d'autre, et en conséquence le verbe
est, employé comme copule, n'exprime pas l'existence.
La théorie du prédicat nous conduit à examiner une
doctrine nouvelle présenté par Hamilton, l'un des plus
savants logiciens de notre siècle « Hamilton, Discussions
on philosophy, p. 614. On trouvera une analyse développée
de cette théorie dans les Essais de logique de M. Waddington (
Paris, 1857 ) ».
324. Quantification du prédicat
Hamilton a essayé d'apporter en logique un
principe nouveau que ses disciples ont considéré comme le
complément de l'achèvement de la doctrine d'Aristote :
c'est la doctrine de la quantification du prédicat.
Hamilton pose deux principes :
Le premier, c'est que, dans toute proposition, le prédicat est
pensé par l'esprit avec une certaine quantité ou
extension, aussi bien que le sujet. Car dire d'une chose qu'elle en est
une autre, c'est dire qu'elle est cette autre chose, soit en
totalité, soit en partie.
Le second principe, c'est que, logiquement, tout ce qui est
pensé par l'esprit doit être exprimé par des mots.
Si donc je pense l'attribut comme totalité, je dois le faire
précéder du qualificatif tout ; et si je le pense comme
partie, du qualificatif quelque.
Par exemple, dans les propositions identiques et réciproques
où l'attribut est égal en extension au sujet, je dirais
que le sujet est tout l'attribut. Exemples : Tout triangle
équilatéral est tout équiangle. Tout homme est
tout animal raisonnable.
Dans les affirmatives ordinaires, au contraire, l'attribut devra
être précédé de quelque ; par exemple : Les
bœufs sont des ruminants, se traduira par : Tous les bœufs sont
quelques ruminants, car il y a d'autres ruminants que les bœufs.
Tel est le principe de la quantification du prédicat, dont M.
Hamilton croit pouvoir tirer d'importantes conséquences, soit
dans la théorie de la conversion des propositions, soit dans la
théorie du syllogisme.
Remarquons d'abord que cette théorie n'est pas
entièrement nouvelle. Car l'ancienne logique avait
déjà remarqué la quantité du
prédicat, et lui faisait jouer un rôle important dans la
théorie du syllogisme. On admettait en effet que l'attribut des
propositions affirmatives est pris particulièrement ( voy. Plus
loin, 361 ), c'est-à-dire n'est qu'une partie d'un tout plus
étendu que le sujet. Par exemple, cette proposition : Le plaisir
est un bien, doit être entendue dans le sens : le plaisir est
quelque bien, fait partie du genre bien, lequel est plus étendu
que le plaisir, puisqu'il comprend encore la raison, la vertu, etc.
C'est pour cette raison que les propositions universelles affirmatives,
comme nous le verrons, se convertissent en particulières. On
affirmait en outre que, dans toute proposition négative,
l'attribut est toujours universel « Logique de P. Royal, part.
II, ch. XII, axiome 3, et ch. XIX, axiome 6. ».
Ainsi le principe de la quantification du prédicat était
déjà implicitement admis par les logiciens, seulement la
règle paraissait en défaut sur quelques points ; en effet
:
1° Dans certaines propositions affirmatives, par exemple, les
réciproques, les exclusives, les exceptives, il se trouve que le
sujet n'est pas une partie de l'attribut, mais qu'il est tout
l'attribut. Lorsque je dis : Aristote était le précepteur
d'Alexandre, je n'entends pas dire qu'il était au nombre de ses
précepteurs, mais qu'il était le seul ; et de même
lorsque je dis que la ligne droite est le plus court chemin, j'entend
qu'il n'y a pas d'autre plus court chemin que la ligne droite. Dans ces
propositions, quoique affirmatives, l'attribut est donc pris dans toute
son extension.
Puisqu'il y a de telles propositions, il faut les distinguer des
autres, en indiquant par la forme que l'attribut est pris tout entier
et non en partie.
On dira donc : Tout équilatéral est tout équiangle.
Cela peut même avoir lieu pour des propositions
particulières : si je dis : Il y a certains savants que l'on
appelle philosophes ; c'est comme si je disais : Quelques savants sont
tous les philosophes.
2° Dans les propositions négatives, au contraire, Hamilton
fait remarquer qu'il y a des cas où l'attribut est particulier.
Par exemple : Il y a fagots et fagots, est au fond une proposition
négative qui peut s'exprimer sous cette forme : Quelques fagots
ne sont pas quelques fagots.
En conséquence, au lieu d'admettre seulement des universelles et
des particulières, comme dans l'ancienne logique, Hamilton
propose d'en admettre quatre classes, à savoir :
Les toto-totales, les toto-partielles, les parti-totales, les
parti-partielles.
Ainsi, la nouveauté d'Hamilton n'est pas d'avoir introduit le
principe de la quantité du prédicat, mais d'avoir
tiré de ce principe des conséquences nouvelles et en
particulier celles-ci : 1° le prédicat d'une affirmation
n'est pas nécessairement particulier. 2° le prédicat
d'une négation n'est pas toujours universel.
Cette doctrine a été fort contestée ; mais, parmi
les objections qu'elle a soulevées, les unes, qui portent sur le
principe même, atteignent aussi bien l'ancienne logique que celle
d'Hamilton ; les autres portent sur les innovations propres à
Hamilton : or si nous admettons les secondes, les premières ne
nous paraissent pas fondées.
L'objection fondamentale de Mill contre Hamilton, c'est, dit-il, que,
dans un jugement, nous pensons toujours l'attribut en
compréhension et non pas en extension. Expliquons-nous.
On sait que la compréhension d'un terme embrasse les attributs
propres à la chose désignée par le terme ;
l'extension exprime la classe des êtres qui possèdent ces
attributs.
Or, suivant Mill, quand nous pensons le prédicat d'un sujet,
nous ne pensons que les attributs représentés par ce
prédicat, et non la classe dont il est le nom, et dont la
pensée est absente ou tout au moins latente dans notre esprit.
Par exemple, lorsque je dis : Les bœufs ruminent, je ne pense
qu'à l'idée de ruminer, c'est-à-dire à
l'idée d'une double digestion, d'un double estomac ; je ne pense
pas à la classe ou au genre dont le bœuf peut faire partie. Je
ne sais pas s'il y a d'autres ruminants ; cela m'est indifférent
: je l'ignore ou je n'y pense pas. De même quand je dis : La
neige est blanche, je ne pense qu'à la couleur propre
représentée par ce mot, et non à la classe des
choses blanches ; c'est donc traduire inexactement l'opération
psychologique du jugement que dire : Les bœufs font partie des
ruminants, sont quelques ruminants ; La neige est quelque chose de
blanc, fait partie de la classe des choses blanches.
Il n'y a donc en définitive, selon Mill, que des jugements en
compréhension et non des jugements en extension.
Cette objection, si elle était fondée, ne tomberait pas
seulement contre Hamilton, mais contre toute l'ancienne logique, et
même contre toute la théorie du syllogisme, qui repose en
partie sur la quantité du prédicat, comme nous l'avons vu
; mais voyons ce que vaut cette objection en elle-même.
En supposant que les observations de Mill fussent vraies pour les
exemples signalés, seraient-elles vraies pour tous ? Admettons
qu'il y a des jugements en compréhension, s'ensuivrait-il qu'il
n'y en a pas en extension ? Ne peut-il pas y en avoir où la
pensée se porte, non pas sur les attributs, mais sur la classe
même ? N'y a-t-il pas beaucoup de cas où nous nous
demandons à quelle classe connue nous rapporterons tel ou tel
objet ? Par exemple, lorsque nous disons : Les bœufs sont des
ruminants, les écureuils sont des rongeurs, n'est-il pas
évident que nous pensons plutôt à la classe
à laquelle appartient l'animal, qu'aux attributs qui sont le
signe distinctif de cette classe ? Nous passons rapidement sur ces
derniers, et nous fixons surtout notre esprit sur la classe
elle-même ; et personne ne contestera que ces propositions ne
puissent se traduire ainsi : Les bœufs font partie des ruminants ; les
écureuils font partie des rongeurs. Pour un naturaliste, par
exemple, voilà un animal inconnu ; il s'agit de savoir où
il le classera, ce qui n'est autre chose que le définir ; il lui
suffit d'apercevoir la forme des dents, pour qu'il dise
immédiatement : C'est un rongeur, c'est un carnivore, c'est un
ruminant. L'esprit n'a nullement besoin de suivre dans le détail
l'opération du ruminant, du carnivore, du rongeur : je l'ai
class', voilà tout. De même dans l'histoire, après
avoir raconté un règne, on énonce un jugement
définitif en le classant parmi ceux auxquels il ressemble.
Lorsque Duclos termine son histoire de Louis XI en disant : «
Tout bien pesé, c'était un roi, » il veut dire : On
doit le classer parmi les rois. Lorsque le juge déclare un
accusé coupable d'escroquerie, il fait rentrer l'acte
particulier commis par le coupable dans la classe d'actes
définis légalement et désignés sous le nom
d'escroquerie.
Il y a donc au moins un certain nombre de jugements où
l'attribut est pensé en extension ; mais nous allons plus loin,
et nous prétendons que cela est vrai de tous : car comment la
compréhension pourrait-elle se séparer de l'extension ?
Autrement on ne distinguerait pas un jugement d'une perception ( 164 ).
Ainsi, quand je dis : La neige est blanche, si je faisais que traduire
ma perception immédiate, c'est à peine si cela devrait
s'appeler un jugement ; si je juge véritablement, c'est que j'ai
intérêt à rattacher la couleur de la neige à
quelque couleur antérieurement connue ; et alors dire : la neige
est blanche, c'est bien réellement dire qu'elle fait partie des
choses blanches. D'ailleurs, est-ce que dans la compréhension
d'une espèce ne sont pas contenus tous les caractères du
genre supérieur à cette espèce ? Est-ce que je
peux penser à un vertébré sans penser à un
animal, à un être vivant, et en général
à un être ? Et peu importe que cette pensée soit
implicite ou explicite, virtuelle ou actuelle ; car la logique a
précisément pour objet d'exposer d'une manière
explicite ce qui est pensé implicitement par l'esprit.
Au reste, c'est ce Mill lui-même paraît reconnaître,
lorsqu'il restreint son opinion en disant que cette doctrine est
psychologiquement fausse, ce qui n'exclurait pas la possibilité
d'en tirer parti en logique : car, selon lui-même, la «
théorie du syllogisme n'est pas une analyse du raisonnement,
mais se borne à servir d'épreuve à la
validité du raisonnement en donnant des formules dans lesquelles
on peut mettre tous les raisonnements, s'ils sont valables, ou
découvrir leurs défauts cachés ». Et, en
effet, la logique formelle et déductive a pour but de traduire
les procédés psychologiques de l'esprit, qui
échappent à toutes règles parce qu'ils sont
variables, sous des formes explicites qui sont engagées dans ces
procédés, sans que l'esprit lui-même en ait
conscience : c'est une traduction à l'aide de laquelle on peut
résoudre des problèmes qui sans elle seraient insoluble (
à peu près comme Descartes traduit des problèmes
géométriques en expression algébrique, quoique
dans la pratique ceux qui se servent de ces solutions n'aient nullement
conscience des procédés algébrique qu'ils
appliquent inconsciemment ). Ainsi, fût-il inexact
psychologiquement, le principe de la quantification du prédicat
pourrait être utile logiquement, comme formule : or, dans les
limites où l'ancienne logique « Mill raisonne toujours
comme si le principe de la quantité du prédicat
était propre à Hamilton et était une innovation
sur la logique de l'école : mais nous avons vu qu'il n'en est
rien. » appliquait ce principe, il avait une incontestable
utilité, puisqu'il servait à exclure un certain nombre de
mode syllogistique. Reste à savoir si le principe n'était
pas incomplètement appliqué, et si Hamilton n'a pas eu
raison d'en entendre l'application.
La principale extension réelle d'Hamilton, avons nous dit, c'est
d'avoir remarqué : 1° que dans les propositions affirmatives
il y en a dont l'attribut n'est pas particulier, et 2° que dans les
propositions négatives il y en a où l'attribut est
particulier, et d'avoir demandé en conséquence qu'on les
distinguât des autres par la quantification de l'attribut.
L'erreur de l'école aurait donc été, non pas de
n'avoir pas remarqué que le prédicat a sa quantité
comme le sujet, puisque c'était un de ses principes, mais de
n'avoir pas distingué les deux cas précédents.
Sur le premier point, à savoir, pour les propositions
affirmatives, on a objecté avec un juste fondement à
Hamilton que ce qu'il appelle la proposition toto-totale ( celle
où le prédicat est pris tout entier ), n'est en
réalité qu'une double proposition. En effet, dire que
« le sel commun est tout le chlorure de sodium », c'est
réunir deux affirmations en une, à savoir : 1° qu'il
est du chlorure de sodium ; 2° que tout chlorure de sodium est du
sel.
C'est ce qui est évident dans les réciproques
géométriques ; puisqu'il faut les démontrer. On
peut donc admettre l'une des propositions sans admettre l'autre, et,
par conséquent, il y en a deux :
« Comment est-il possible de formuler un seul jugement avec une
affirmation divisible en deux parties, dont l'une peut être
inconnue et l'autre connue, l'une apprise et l'autre ignorée,
l'une fausse et l'autre vraie ?… Si la proposition : « Tous les
triangles équilatéraux sont tous équiangles
» ne fait qu'un seul jugement, qu'est-ce que la proposition :
« Tous les équilatéraux sont équiangles ?
» Est-ce la moitié d'un jugement ? ( Mill, Examen
d'Hamilton, ch. XXII, trad. Fr., p. 489. ) »
Quant à la seconde réforme, à savoir, les
négatives toto-partielles, elles ne sont admissibles qu'en tant
que contenues implicitement dans les négatives toto-totales. Si
je dis : Les Espagnols ne sont pas Turcs ( c'est-à-dire tous les
Turcs ), à fortiori ne sont pas quelques Turcs, puisque quelques
Turcs sont contenus dans tous les Turcs ; mais c'est une proposition
inutile, qui n'a de valeur qu'en tant qu'elle est convertie, par
exemple : Quelques Turcs ne sont pas Espagnols. Or l'ancienne logique
avait fait déjà cette remarque que la négative
universelle peut se convertir quelque fois en particulière.
Mais, si l'on veut faire des négatives à attribut
particulier de véritable proposition sui generis ( et non des
subalternes ) ayant leur valeur propre, on verra qu'il y a là
une illusion qui vient de l'équivoque du mot quelque. Dans cette
proposition : Il y a fagots et fagots, il semble que je dise : Quelques
fagots ne sont pas quelques fagots ; mais ici, au lieu d'employer le
mot quelque ( aliquis ) dans son sens indéterminé ( ce
qui est le vrai sens de la particularité ), je le prends au
contraire dans le sens déterminé ( quidam ), et c'est
comme si je disais : Certains fagots, tels fagots ne sont pas tels
autres fagots ; en d'autres termes, une espèce de fagot n'est
pas la même chose qu'une autre espèce ; et dans ce cas
chaque espèce est prise dans toute son extension. Ainsi je dirai
: Il y a héros et héros, c'est-à-dire : Certains
héros ( les conquérants ) ne sont pas certains
héros ( les libérateurs de la patrie ). Mais si je dis :
Quelques hommes ne sont pas quelques hommes, en prenant le mot quelque
dans un sens indéterminé, la proposition n'a pas de sens
« C'est l'objection de Morgan : mais il la compromettait en se
trompant sur la forme des deux propositions. Mill a exprimé
cette objection sous sa vraie forme. – Voy. Aussi, sur cette question
la quantité du prédicat, Al., Bain, Logique, liv. I, ch.
III, § 7, VIII. – On peut faire une remarque analogue sur le terme
la plupart, qui est considéré à tort comme
particulier : ce qui a permis au même logicien ( Morgan ) de
contester la règle : nit sequirur geminis ex particularibus
unquam. – En réalité la plupart des signifiant au moins
la moitié plus un, est un terme parfaitement
déterminé et circonscrit, pris dans toute son extension :
il est donc aussi universel, que le terme individuel, que la logique a
toujours regardé comme tel. ».
En résumé : 1° il est très vrai que le
prédicat a une quantité, mais l'ancienne logique avait
connu ce principe avant Hamilton ; 2° L'ancienne logique avait
sagement entendu ce principe et l'avait sagement exprimé, en
disant que : Dans toute affirmation, le prédicat est pris
particulièrement, et dans toute négation, universellement
; 3° Les additions prétendues d'Hamilton sont des cas
complexes et des difficultés particulières ; mais on doit
reconnaître qu'il a rendu service en fixant l'attention sur ces
anomalies apparentes qui, au fond, rentrent dans la règle.
325. Quantité et qualité.
Nous avons vu qu'on appelle quantité d'un
terme l'universalité ou la particularité de ce terme : un
terme universel est celui qui est pris dans toute son extension, et le
terme particulier celui qui est pris dans une partie de son extension ;
on y ajout les termes singuliers ou individuels, qui ne s'appliquent
qu'à un seul objet déterminé.
La même distinction a lieu pour les propositions ; et c'est ce
qu'on appelle leur quantité. Elle sont également
universelles, particulières et individuelles.
Une proposition universelle est celle dont le sujet est universel,
c'est-à-dire pris dans toute son extension.
Une proposition particulière est celle dont le sujet n'est pris
que dans une partie de son extension.
Les propositions individuelles ou singulière sont celles dont le
sujet est un nom propre et désigne un individu ou un objet
particulier.
Logiquement, la proposition individuelle se comporte comme
l'universelle : car, dans les deux cas, le sujet est pris dans toute
son extension. On peut donc se borner, pour la quantité,
à deux espèces : l'universelle et la particulière.
On appelle qualité de la proposition l'affirmation ou la
négation. De là deux espèces de proposition : les
affirmatives et les négatives.
Toute proposition possède à la fois la quantité et
la qualité. Il faut donc les considérer ensemble pour
diviser les propositions : et on en distingue ainsi de quatre
espèces, que l'on désigne pour abréger par ces
quatre lettres : A, E, I, O.
1° A. Universelles affirmatives.
Exemple : tout vicieux est esclave.
2° E. Universelles négatives.
Exemple : Nul vicieux n'est heureux.
3° I. Particulières affirmatives.
Exemple : Quelque vicieux est riche.
4° O. Particulières négatives.
Exemple : Quelque vicieux n'est pas riche.
Ce que l'on résume par ces deux vers :
Asseri A, negat E, verum generaliter ambo.
Asseri I, negat O, sed particulariter ambo.
326. Autres classes de propositions.
Outre cette première division des
propositions, qui est fondamentale en logique et sur laquelle repose
toute la théorie du syllogisme, on peut encore diviser les
propositions de la manière suivante :
1°. Proposition simples et propositions composés. Les
premières sont celle qui n'ont qu'un sujet et qu'un attribut :
Tous les hommes sont mortels. – Les secondes sont celles qui ont
plusieurs sujets ou plusieurs attributs : Les biens les maux, la vie et
la mort viennent de Dieu. – Le sage ( disaient les stoïciens ) est
libre, riche, roi, souverainement heureux. Ces propositions
composées sont en réalité plusieurs propositions
distinctes réunies par un seul verbe.
2°. Proposition incomplexes et propositions complexes. – Les
propositions complexes se distinguent des composées. Elles n'ont
en effet, comme les propositions simples, qu'un seul sujet et un seul
attribut ; mais ce sujet ou cet attribut est complexe,
c'est-à-dire ajoute au sujet des idées
complémentaires qui l'expliquent ou le déterminent. Ces
idées peuvent elles-mêmes donner lieu à des
propositions subordonnées, que l'on appelle incidentes et qui se
lient au sujet par le pronom relatif qui.
Exemple : Alexandre, le plus généreux des
conquérants, a vaincu Darius, ce que je puis exprimer ainsi :
Alexandre, qui était le plus généreux, etc.
Une proposition peut être complexe : 1° dans son sujet ( Voy.
L'exemple précédent ) ; 2° dans son attribut : Brutus
a été le meurtrier de César, qui avait voulu
renverser la liberté romaine ; 3° dans le sujet et
l'attribut à la fois.
Exemple : Ille ego qui quondam…
Arma virumque cano, trojae qui primus ab oris …
327. Des propositions modales.
L'œuvre
de Paul Janet