LA PHILOSOPHIE DE LAMENNAIS

La publication récente des lettres de Lamennais au baron de Vitrolles « Correspondance de Lamenais, 3° volume. Ce volume, publié par les soins de M. Eugène Forgues, fait suite aux deux autres volumes de Correspondance publiés déjà par son père, M. Emile Forgues, d'après les indications et sur prescriptions de Lamennais lui-même. » a été pour nous une occasion de revenir à l'étude de ce grand et singulier personnage, qui, après avoir fait tant de bruit pendant sa vie, a été si négligé et si oublié depuis sa mort, sort commun aux grands agitateurs, aux polémistes, aux écrivains de combat. La bataille finie, ou remplacée par d'autres batailles, on abandonne les combattants à leur gloire et à l'oubli. Mais, quoique ses livres aient vieilli, Lamennais ne sera jamais complètement oublié, car il est un des plus curieux sujets d'étude que la psychologie puisse se proposer. Aucun homme n'a présenté sous une forme plus aiguë et plus dramatique le spectacle étrange d'un complet renversement d'idées, d'une renonciation absolue à un système, et de la conversion également absolue à un système contraire. Ordinairement ce genre de conversion se fait de l'incrédulité à la religion. Saint Augustin en est un des plus mémorables exemples. Ici, il s'agit au contraire de la conversion inverse, de la religion à la libre pensée, de la doctrine autoritaire à la doctrine libérale et même révolutionnaire, et cela non dans la jeunesse, à l'époque où l'imagination, molle encore, se prête à tous les moules, mais dans la pleine maturité, après un rôle éclatant et comme une mission d'en haut dans un camp abandonné. C'est cette grande crise qui fait de Lamennais un personnage unique dans notre siècle.
D'autres que lui, sans doute, ont passé aussi de la cause de l'autorité à celle de la révolution : Lamartine, Victor Hugo, Chateaubriand lui-même, malgré sa fidélité d'office à la légitimité ; mais aucun d'eux n'était prêtre, apôtre, prophète ; aucun n'avait pris parti avec tant de violence et d'exagération en faveur des doctrines du passé. C'est pourquoi la vie de Lamennais est un drame dans lequel se concentre tout un siècle. Personne, dans ce siècle, parmi ceux qui ont vécu de la vie de la pensée, n'a échappé au trouble d'une situation semblable. Qui n'a été tantôt séduit par le prestige d'un passé traditionnel plein de grandeur et de majesté, tantôt entraîné par l'impulsion enivrante d'une foi nouvelle et d'une liberté illimitée ? Mais ces luttes, d'ordinaire, n'atteignent guère que la superficie de l'âme. La plupart s'en tirent en faisant des concessions aux deux systèmes, tantôt à la tradition, tantôt à la révolution ; on passe d'un côté, ou de l'autre, selon les circonstances, et lorsqu'on se trouve en présence des exagérés de l'un ou l'autre parti. Suivant le mot spirituel du poète, « on déjeune avec les classiques, on dîne avec les romantiques » ; et d'ailleurs ce n'est pour la plupart que la moindre partie de la vie : on fait ses affaires, on soigne sa famille, on va aux eaux, sans être autrement troublé. Imaginez, au contraire, une âme violente et profonde, qui n'ait pas d'autre intérêt dans la vie que l'intérêt des idées, pour qui le problème religieux, philosophique et politique est tout ; supposez une âme d'apôtre, enivrée d'absolu, ayant en horreur toute espèce de transaction, et à qui la vérité a toujours apparu sous forme tranchée et extrême ; supposez, dis-je, que cette âme soit atteinte par la crise que nous décrivons, que le vent du siècle soit venu tout à coup la toucher et l'ébranler, dès lors, au lieu de ces timides compositions qui satisfont le vulgaire, et aussi,- il faut le dire,_ les sages, vous aurez une révolution totale, un renouvellement absolu, une violence aussi extrême dans le nouveau sens que dans le premier. De même que, dans les tragédies, l'intérêt, pour être dramatique, doit se concentrer dans une action unique ; de même le combat du siècle entre le passé et l'avenir, pour apparaître dans toute sa grandeur, a dû se condenser dans une seule âme et en un moment unique. Tel est le haut et persistant intérêt que présente la vie de Lamennais, et qui donne à tous ses écrits et aux phrases diverses de sa philosophie un caractère si émouvant. On n'a rien à ajouter, comme peinture de la personne et du caractère, à ce qu'un grand écrivain écrivit « Voyez l'article de M. E. Renan dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1857 et reproduit dans les essais de la morale et de critique. » sur Lamennais quelque temps après sa mort ; mais l'on peut, par une histoire précise de ses idées, par l'analyse suivie de ses travaux, essayer de rendre claire la révolution surprenante qui a tant scandalisé les âmes. C'est surtout ce problème psychologique que, dans les pages suivantes, nous avons pris tâche d'élucider.