DU VRAI

DU BEAU & DU BIEN

PAR

VICTOR COUSIN

Texte commenté par

ANDRE Pierre Jocelyn



PREMIERE PARTIE

DU VRAI

Deuxième leçon



De l'origine des principes universels et nécessaires


Nous pouvons considérer comme une conquète assurée de la méthode expérimentale et de la vraie analyse psychologique l'établissement de principes qui, en même temps qu'ils nous sont donnés par la plus certaine de toutes les expériences, celle de la conscience, ont une portée supérieure à l'expérience, et nous ouvrent des régions inaccessibles à l'empirisme. Nous avons reconnu de tels principes à la tête de presque toutes les sciences ; puis, recherchant parmi nos diverses facultés celle qui pouvait nous les avoir donnés, nous avons trouvé qu'il était impossible de les rapporter à aucune autre faculté qu'à cette faculté de connaître que nous appelons la raison, bien différente du raisonnement auquel elle fournit ses lois.
Voilà où nous en sommes. Mais pouvons-nous nous arrêter là ?
Dans l'intelligence humaine, telle qu'elle est aujourd'hui développée, les principes universels et nécessaires s'offrent à nous sous des formes en quelques sorte consacrées. Le principe des causes, par exemple, s'énonce ainsi : Tout ce qui commence à paraître a necessairement une cause. Les autres principes ont cette même forme axiomatique. Mais l'ont-il toujours eu, et sont-ils sortis de l'esprit humain avec cet appareil logique et scolastique, comme Minerve est sortie tout armée de la tête de Jupiter ? Avec quels caractères se sont-ils montrés d'abord, avant d'avoir pris ceux dont ils sont maintenant revêtus et qui ne peuvent guère être leurs caractères primitifs ? En un mot, est-il possible de remonter à l'origine des principes universels et nécessaire, et de retrouver la route qu'ils ont dû suivre pour arriver à ce qu'ils sont  aujourd'hui ? Nouveau problème dont l'importance est facile à sentir ; car si on le peut résoudre, quel jour répandu sur ces principes ! D'un autre côté, quelles difficultés ! comment pénétrer jusqu'à ces sources de la connaissance humaine qui se cachent comme celles du Nil ? N'est-il pas à craindre qu'en s'enfonçant dans ce passé obscur, au lieu de la vérité, on ne rencontre une hypothèse ; que s'attachant ensuite à cette hypothèse, on ne la transporte du passé dans le présent, et que, pour s'être trompé sur l'origine des principes, on ne soit conduit à méconnaître leurs caractères actuels et certains, ou du moins à mutiler ou à affaiblir ceux que n'expliquerait pas aisément l'origine adoptée ? Ce danger est si grand, cet écueil est si célèbre en nauvrage, qu'avant de le braver on ne saurait prendre trop de précautions contre les séductions de l'esprit de système. On conçoit même que de grands philosophes, qui pourtant n'étaient pas pusillanimes, aient supprimé le périlleux problème. C'est en effet pour avoir voulu l'emporter d'abord que Locke et Condillac se sont égarés, et qu'ils ont, il faut bien le dire, corrompu à sa source toute la philosophie. Lécole emprique, qui célèbre si fort la méthode expérimentale, y tourne le dos, pour ainsi parler, lorsqu'au lieu de commencer par l'études des caractères actuels de nos connaissances, tels qu'ils nous sont attestés par la conscience et la réflexion, elle se jette sans lumière  et sans guide à la poursuite de leur origine. Reid et Kant se sont montrés bien autrement observateurs en se renfermant dans les limites du présent, de peur de se perdre dans les ténèbres du passé. Ils traitent abondamment l'un et l'autre des principes universels et nécessaires dans la forme qu'ils ont aujourd'hui, sans se demander quelle a été leur forme primitive. Nous préférons de beaucoup cette sage circonspection à l'esprit d'aventure de l'école empirique. Cependant, lorsqu'un problème est posé, tant qu'il n'est pas résolu, il trouble, il obsède l'esprit humain. La philosophie ne le doit donc pas éluder, mais son devoir est de ne l'aborder qu'avec une prudence extrême et une méthode sévère.
Nous ne sautrions trop le rappeler et pour les autres et pour nous-même : l'état primitif des connaissances humaines est loin de nous ; nous ne pouvons guère le ramener sous nos yeux et le soumettre à l'observation ; l'état actuel au contraire est toujours à notre disposition : il nous suffit de rentrer en nous-mêmes, de puiser par la réflexion dans la conscience et de lui faire rendre ce qu'elle contient. Partant de faits certains, nous serons moins exposés à nous égarer plus tard dans des hypothèses  ; ou si, en remontant à l'état primitif, nous tombons dans quelque erreur, nous pourrons et la reconnaître et la réparer à l'aide de la vérité que nous aura donnée une observation impartiale ; toute origine qui aboutira pas légitimement au point où nous en sommes est par cela seul convaincue d'être fausse, et méritera d'être écartée.

Vous le savez : une grande partie de l'année dernière a passé sur cette question. Nous avons pris un à un les principes universels et nécessaires soumis à notre examen, pour déterminer l'origine de chacun d'eux, sa forme primitive, et les formes diverses qu'il a successivement revêtues ; ce n'est qu'après avoir ainsi opéré sur un grand nombre de principes que nous sommes lentement arrivés à une conclusion générale ; et cette conclusion, nous nous croyons reçus à l'exprimer ici brièvement comme le solide résultat de l'analyse la plus circonspecte et du travail au moins le plus méthodique. Il faut renouveler devant vous ce travail, cette analyse, et par là nous exposer à ne pouvoir parcourir tout entière la longue carrière que nous nous sommes tracée, ou il faut bien nous borner à vous rappeler les traits essentiels de la théorie à laquelle nous sommes parvenus.

Cette théorie d'ailleur est en ellemême si simple que, sans l'appareil des démonstrations régulières sur lesquelles elle est fondée, son évidence propre l'établira suffisamment. Elle repose tout entière sur la distinction des formes diverses sous lesquelles se présente à nous la vérité. La voici dans sa généralité un peu sèche :
1° On peut apercevoir la vérité de deux manières différentes. Par exemple, en présence de deux pommes ou de deux pierres, et de deux autres objets semblables placés à côté des deux premiers, j'aperçois cette vérité de la plus absolue certitude que ces deux pierres et ces deux autres pierres font quatres pierres : c'est là l'aperception en quelque sorte concrète de la vérité, parce que la vérité nous y est donnée sur des objets réels et déterminés. Quelquefois aussi j'affirme d'une manière générale que deux et deux valent quatre, en faisant abstraction de tout objet déterminé : c'est la conception abstraite de la vérité.
Or, de ces deux manières de connaître la vérité, laquelle précède l'autre dans l'ordre chronologique de la connaissance humaine ? N'est-il pas certain et peut-il ne pas être avoué par tout le monde que le particulier précède le général, que le concret précède l'abstrait, que nous commençons par apercevoir telle ou telle vérité déterminée, dans tel ou tel cas, dans tel ou tel moment, dans tel ou tel lieu, avant de concevoir une vérité générale, indépendament de toute application et des différentes circonstance de lieu et de temps ?
2° On peut apercevoir la même vérité sans se faire cette question : pourrais-je ne pas admettre cette vérité ? On l'aperçoit alors par la vertu naturelle de l'intelligence qui nous a été départie et qui entre spontanément en exercice. Ou bien on essaie de mettre en doute la vérité qu'on aperçoit, on essaie de nier ; on ne le peut, et alors elle se présente à la réflexion comme supérieure à toute négation possible ; elle nous apparaît, non plus seulement comme vérité, mais comme une vérité nécessaire.
N'est-il pas évident aussi que nous ne débutons pas par la réflexion, que la réflexion suppose une opération antérieure à laquelle elle s'applique, et que cette opération, pour n'en pas supposer encore une autre avant elle, doit être entièrement spontanée ; qu'ainsi l'intuition spontanée et instinctive de la vérité précède sa conception réfléchie et nécessaire ?
La réflexion est un progrès plus ou moins tardif dans l'individu et dans l'espèce. C'est la faculté philosophique par excellence ; elle engendre tantôt le doute et le scepticisme, tantôt des convictions qui, pour être raisonnées, n'en sont que plus profondes. Elle bâtit les systèmes, elle crée la logique artificielle, et toutes ces formules dont nous nous servons aujourd'hui, à force d'habitude, comme si elles nous étaient naturelles. Mais l'intuition spontanée est la vraie logique de la nature. Elle préside à l'acquisition de presque toutes nos connaissances. L'enfant, le peuple, les trois quarts du genre humain ne la dépasse guère, et s'y reposent avec une sécurité illimitée.
La question de l'origine des connaissances humaines est ainsi résolue pour nous de la façon la plus simple : il nous a suffi de déterminer l'opération de l'esprit qui précède toutes les autres, sans laquelle nulle autre ne pourrait avoir lieu, et qui est le premier exercice et la première forme de notre faculté de connaître.
Puisque tout ce qui porte le caractère de la réflexion ne peut être primitif et suppose un état antérieur, il s'en suit que les principes qui sont le sujet de notre étude n'ont pas pu posséder d'abord le caractère réfléchi et abstrait dont ils sont aujourd'hui marqués, qu'ils ont dû se montrer à l'origine dans quelque circonstance particulière, sous une forme concrète et déterminée, et qu'avec le temps ils s'en sont dégagés pour revêtir leur forme actuelle, abstraite et universelle. Voilà les deux extrémités de la chaîne ; il nous reste à rechercher comment l'esprit humain a été de l'une à l'autre, de l'état primitif à l'état actuel, de l'état concret à l'état abstrait.
Comment va-t-on du concret à l'abstrait ? Evidemment par cette opération bien connue qu'on nomme l'abstraction. Jusqu'ici rien de plus simple. Mais il faut distinguer deux sortes d'abstraction.
En présence de plusieurs objets particuliers, vous mettez de côté les caractères qui les distinguent, et vous considérez à part un caractère qui leur est commun à tous : vous abstrayer ce caractère. Examinez la nature et les conditions de cette abstraction ; elle procède par voie de comparaison, et elle est fondée sur un certain nombre de cas particuliers et divers. Prenons un exemple : examinons comment nous formons l'idée abstraite et générale de couleur. Placez devant mes yeux pour la première fois un objet blanc : puis-je ici, dès le premier pas, arriver immédiqtement à l'idée générale de couleur ? puis-je d'abord mettre d'un côté la blancheur et de l'autre la couleur ? Analyser ce qui se passe en vous. Vous éprouvez une sensation de blancheur. Otez ce que cette sensation a d'individuel, vous la détruisez tout entière ; vous ne pouvez pas négliger la blancheur, et réserver ou abstraire la couleur ; car,, une seule couleur étant donnée, qui est blanche, si vous ôtez celle-là, il ne vous reste absolument rien en fait de couleur. A cet objet blanc faites succéder un objet bleu, puis un objet rouge, etc. ; ayant alors des sensations différentes les unes des autres, vous pouvez négliger leurs différences, et ne considérer que ce qu'elles ont de commun, d'être des sensations de la vue, c'est-à-dire des couleurs, et vous obtenez ainsi l'idée abstraite et générale de couleur. Prenons un autre exemple : si vous n'aviez jamais senti qu'une fleur, l'oeillet, auriez-vous l'idée de l'odeur en général ? Non. L'odeur d'oeillet serait pour vous la seule odeur, au delà de laquelle vous n'en chercheriez, vous n'en soupçonneriez même aucune autre. Mais si à l'odeur d'oeillet succède l'odeur de rose, et d'autres odeurs différentes en plus ou moins grand nombre, pourvu qu'il y en ait plusieurs et qu'il puisse y avoir comparaison, et par suite connaissance de leurs différences et de leurs ressemblances, alors vous pourrez vous former l'idée générale d'odeur. Qu'y a-t-il de commun entre l'odeur d'une fleur et celle d'une autre fleur, sinon qu'elles ont été senties à l'aide du même organe et par la même personne ? Ce qui rend ici la généralisation possible, c'est l'unité du sujet sentant qui se souvient d'avoir été modifié, en restant le même, par des sensations différentes ; or, ce sujet ne peut se sentir identique sous des modifications diverses, et il ne peut concevoir dans les qualités de l'objet senti quelque chose de semblable et quelque chose de disemblable, qu'à la condition d'un certain nombre de sensetions éprouvées, d'odeurs perçues. Dans ce cas, mais dans ce cas seulement, il peut y avoir comparaison, abstraction et généralisation, parce qu'il y a des éléments divers et semblables.

pour arriver à la forme abstraite des principes universels et nécessaires, nous n'avons pas besoin de tout ce travail. Reprenons pour exemple le principe de la cause. Si vous supposez six cas particuliers desquels vous ayez abstrait ce principe, il ne sera chargé de plus ni de moins d'idées que si vous l'aviez tiré d'un seul cas. Pour pouvoir dire : l'événement que je vois doit avoir une cause, il n'est pas indispensable d'avoir vu plusieurs événements se succéder. Le principe qui me fait porter ce jugement est déjà tout entier dans le premier comme dans le dernier événement : il peut changer d'objet, il ne change pas en soi ; il ne s'accroît ni ne décroît avce le nombre plus ou moins étendu de ses applications. La seule différence qu'il peut soutenir relativement à nous, c'est que nous l'appliquions sans le remarquer ou en le remarquant, sans le dégager ou en le dégageant de son application particulière. Il ne s'agitdonc que d'éliminer la particularité du phénomène où il nous apparaît, soit la chute d'une feuille, soit le meurtre d'un homme, etc. , pour concevoir immédiatement, d'une façon générale et abstraite, la nécessité d'une cause pour tout ce qui commence d'exister. Ici, ce n'est pas parce que j'ai été le même ou affecté de la même manière en plusieurs cas différents, que j'arrive à cette conception générale et abstraite. Une feuille tombe : à l'instant même je pense, je crois, je déclare qu'il doit y avoir une cause à cette chute. Un homme a été tué : à l'instant même je crois et je proclame qu'il doit y avoir une cause à cette mort. Chacun de ces faits contient des circonstances particulières et variables, et quelque chose d'universel et de nécessaire, à savoir : que l'un et l'autre ne peuvent pas ne pas avoir une cause. Or, je puis parfaitement dégager l'universel du particulier à propos du premier fait comme à propos du second, car l'universel est tout aussi bien dans le premier que dans le second. En effet, si le principe des causes n'est pas universel dans le premier fait, il ne le sera pas davantage dans un second, ni dans un troisième, ni dans un millième ; car mille ne sont pas plus près que un de l'infini, de l'universalité absolue. Il en est de même, et plus évidemment encore, de la nécessité. Pensez-y bien : si la nécessité n'est pas au premier fait, elle ne peut survenir dans aucun ; car il répugne que la nécessité se forme pièce à pièce et par un accroissement successif. Si au premier meurtre que je vois je ne m'écrie pas que ce meurtre a nécessairement une cause, au millième meurtre, quand il aura été prouvé que tous les autres ont eu des causes, j'aurai le droit de penser que ce meurtre nouveau a très-probablement aussi sa cause ; je n'aurai jamais le droit de prononcer qu'il a sa cause nécessairement. Mais dès que la nécessité comme l'universalité sont déjà dans un seul cas, ce seul cas suffit pour qu'on les en tire.
Nous avons constaté l'existence des principes universels et nécessaires ; nous avons marqué leur origine ; nous avons fait voir qu'ils nous apparaissent d'abord à propos d'un fait particulier, et par quel procédé, par quelle sorte d'abstraction l'esprit les dégage de la forme déterminée et concrète qui les enveloppe et ne les constitue pas. Notre tâche semble donc achevée. Mais elle ne l'est point : il nous faut défendre la solution que nous venons de vous présenter du problème de l'origine des principes contre une théorie partie d'un métaphysien dont la juste autorité pourrait vous séduire. M.Maine de Biran est comme nous l'adversaire déclaré de la philosophie de la sensation : il admet les principes universels nécessaires ; mais l'origine qu'il leur assigne les mets, selon nous, en péril, et ramènnerait par un détour à l'école empirique.

Les principes universels et nécessaires, si on les exprime en propositions, comprennent dans leur sein plusieurs termes. Par exemple, dans le principe, tout phénomène suppose une cause, et dans cet autre, toute qualité suppose une substance, à côté des idées de qualité et de phénomène se rencontrent les idées de cause et de substance qui semblent le fond de ces deux principes. M. de Biran prétend que les deux idées sont antérieures aux deux principes qui les contiennent, que nous puisons d'abord ces idées en nous-mêmes, dans la connaissance de la cause et de la substance que nous sommes, et qu'une fois ces idées acquises, l'induction les transporte hors de nous, nous fait concevoir des causes et des substances partout où il y a des phénomènes et des qualités, et qu'ainsi s'expliquent les principes de la cause et de la substance. J'en demande bien pardon à mon illustre ami ; mais il m'est impossible d'admettre le moins du monde cette explication, bien qu'elle soit empruntée à Turgot, et que M. Royer-Collard l'ait acceptée. Il ne suffit pas du tout d'avoir l'origine de l'idée de cause pour avoir celle du principe des causes ; car l'idée et le principe sont des choses essentiellement différentes. Vous avez établi, dirai-je à M. de Biran, que l'idée de cause est puisée dans celle de la volonté productrice : vous voulez produire certains effets et vous les produisez ; de là l'idée d'une cause, de la cause particulière que vous êtes ; soit ; mais de ce fait à cet axiome : Tous les phénomènes qui paraissent ont nécessairement une cause, il y a un abîme. Vous croyez le franchir par l'induction. Une fois l'idée de cause troucée en nous-même, l'induction l'applique, dites-vous, partout où paraît un phénomène nouveau. Mais ne soyons pas dupe des mots, et rendons-nous compte de cette induction extraordinaire. Voici le dilemme que je soumets avec confiance à la loyale dialectique de M. de Biran. L'induction dont vous parlez est-elle universelle et nécessaire ? Alors c'est un nom différent pour la même chose. Une induction qui nous force universellement et nécessairement d'associer l'idée de cause à celle de tout phénomène qui commence à paraître, est précisément ce qu'on appelle le principe des causes. Au contraire, cette induction n'est-elle ni universelle ni nécessaire ? elle ne peut pas remplacer le principe de la cause, et l'explication détruit la chose à expliquer.

Le seul vrai et légitime résultat de ces curieuses recherche psychologique, c'est que l'idée de la cause personnelle et libre précède tout exercice du principes des causes, mais sans l'expliquer.

La théorie que nous combattons est bien autrement impuissante devant d'autres principes qui, loin d'entrer en exercice après les idées dont on prétend les tirer, les précèdent et même leur donnent naissance. Comment avons-nous acquis l'idée du temps et celle de l'espace, sinon à l'aide du principe que les corps et les événements que nous voyons sont dans un temps et dans un espace ? Nous l'avons vu : sans ce principe, et réduits aux données des sens et de la conscience, jamais ni le temps ni l'espace ne seraient pour nous. D'où avons-nous tiré l'idée de l'infini, sinon de ce principe que le fini suppose l'infini, que toutes les choses finies et défectueuses que nous apercevons par nos sens et que nous sentons en nous, ne se suffisent point à elle-mêmes et supposent quelque chose d'infini et de parfait ? Otez le principe, c'en est fait de l'idée d'infini. Evidemment cette idée dérive de l'application du principe, et ce n'est pas le principe qui dérive de l'idée.

Insistons un peu plus sur le principe des substances. La question est de savoir si l'idée de sujet, de substance, précède ou suit l'exercice du principe. A quel titre l'idée de substance pourrait-elle être antérieure à ce principe : Toute qualité suppose une substance ? A ce titre seul que la substance fût un objet d'observation intime comme on dit de la cause. Lorsque je produis un certain effet, il se peut que je m'aperçoive en action et comme cause ; dans ce cas, il n'y aurait pas de besoin de l'intervention d'aucun principe ; mais il n'en est pas, il n'en peut pas être de même quand il s'agit de la substance qui soutient les phénomènes de conscience, nos qualités, nos actes, nos facultés même ; car cette substance n'est pas directement observable ; elle ne s'aperçoit pas, elle se conçoit. La conscience aperçoit la sensation, la volition, la pensée ; elle n'aperçoit pas leur sujet. Qui a jamais aperçu l'âme ? Et n'a-t-il pas fallu, pour atteindre cette essence invisible, partir d'un principe qui ait la vertu de rattacher le visible à l'invisible, le phénomène à l'être, à savoir le principe des substance ? L'idée de substance est nécessairement postérieure à l'application du principe, et par conséquent elle n'en peut expliquer la formation.

Entendons-nous bien : nous ne voulons pas dire que nous ayons dans l'esprit le principe des substances avant d'apercevoir un phénomène, tout prêts à appliquer le principe au phénomène, dès que celui-ci se présentera ; nous disons seulement qu'il nous est impossible d'apercevoir un phénomène sans concevoir à l'instant même une substance, c'est-à-dire qu'au pouvoir de percevoir directement un phénomène, soit par les sens, soit par la conscience, se joint celui de concevoir la sunstance qui lui est inhérente. C'est ainsi que se passe les faits : la perception des phénomènes et la conception de la substance qui les soutient ne sont pas successives, elles sont simultanées. Devant cette impartiale analyse tombent à la fois deux erreurs égales et contraires : l'une, que l'expérience, extérieure ou intérieure, peut engendrer les principes ; l'autre, que les principes précèdent l'expérience.

En résumé, la prétention d'expliquer les principes par les idées qu'ils contiennent est une prétention chimérique. En supposant que toutes les idées qui entrent dans les principes leurs fussent antérieurses, il faudrait montrer comment de ces idées on tire des principes ; c'est la première et radicale difficulté. De plus, il est faux que dans tous les cas les idées précèdent les principes, et ce sont souvent les principes qui précèdent les idées ; seconde difficulté, également insurmontable. Mais que les idées soient antérieures ou postérieures aux principes, les principes en sont toujours indépendants ; ils les surpassent de toute la supériorité de principes universels et nécessaires sur de simples idées.

Nous aurions presque à vous demander grâce pour l'austérité de cette leçon. Mais les questions philosophiques veulent être traitées philosophiquement : il ne nous appartient pas d'en changer le caractère. D'autres sujets, un autre langage. La psychologie a le sien, dont tout le mérite est une précision sévère, comme la loi suprême de la psychologie est la fuite de toute hypothèse et le respect inviolable des faits. Cette loi, nous l'avons suivie avec la religion. En recherchant l'origine des principes universels et nécessaires, nous nous sommes surtout proposé de ne pas détruire la chose à expliquer par une explication systématique. Les principes universels et nécessaires sont sortis entiers de notre analyse. Nous avons fait l'histoire des formes diverses qu'ils revêtent successivement, et nous avons montré que dans toutes ces vicissitudes ils demeurent les mêmes et avec la même autorité, soit qu'ils entrent spontanément et involontairement en exercice, et qu'ilss s'appliquent à des objets particuliers et déterminés, soit que la réflexion, suspendant leur exercice, les interroge sur leur nature, ou que l'abstraction les fasse paraître sous la forme où éclatent leur universalité et leur nécessité. Leur certitude est toujours la même ; elle n'a ni génération ni origine ; elle n'est pas née tel ou tel jour, et elle ne s'accroît pas avec le temps, car elle ne connaît point de degrés : nous n'avons pas commencé par croire un peu au principe des causes, des sustances, du temps, de l'espace, de l'infini, etc. ; nous n'y avons pas cru ensuite un epu plus, et enfin tout à fait. Ces principes ont été, dès le premier jour, ce qu'ils seront encore le dernier, tout-puissants, nécessaires, irrésistibles. La conviction qu'ils entraînent est toujours absolue ; seulement elle n'est pas toujours accompagnée d'une conscience claire. Leibniz lui-même n'a pas plus confiance dans le principe des causes, et même dans son principe favori de la raison suffisante, que le plus ignorant des hommes ; mais celui-ci applique ces principes sans réfléchir sur leur pouvoir qui le gouverne à son insu, tandis que Leibniz s'étonne de ce pouvoir, l'étudie, et, pour toute explication, le rapporte à la nature de l'esprit humain et à la nature des choses, c'est-à-dire qu'il élève l'ignorance du commun des hommes jusqu'à sa source la plus haute, pour emprumter la belle expression de M. Royer-Collard. Telle est, grâce à Dieu, la seule différence qui sépare le pâtre du philosophe, par rapport à ces grands principes en tout genre qui, d'une manière ou d'une autre, découvrent aux hommes les mêmes vérités indispensables à leur existence physique, intellectuelle et morale, et dans leur vie éphémère, sur le point circonscrit de l'espace et du temps où le sort les a jetés, leur révèlent quelque chose d'universel, de nécessaire, d'infini.



   .



accueil