FENELON

CHAPITRE I
LA JEUNESSE DE FENELON

" Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que j'en ai point vu qui y ressemblât et qui ne se pouvait oublier quand o, ne l'aurait vus qu'une fois. Elle rassemblait tout et le contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur : ce qui y surnageait ainsi que dans toute sa personne, c'était la pensée, l'esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder."
Ainsi parle Saint-Simon de l'illustre personnage dont nous allons raconter l'histoire et analyser les écrits. On peut dire que la vie et le caractère de Fénelon, et son génie même répondaient à son portrait extérieur ; tout y était réuni et concilié ; les contraires ne s'y combattaient pas. Antique et moderne, chrétien et profane, mystique et politique, familier et noble, doux et entêté, naturel et subtil, séduisant le XVIIIème comme il avait séduit le XVIIème, croyant comme un enfant et hardi comme Spinoza, Fénelon est une des figures les plus originales qu'ait produites l'Eglise catholique. Il nous faudra étudier successivement les diverses faces de cette riche nature. Commençons par l'histoire de sa famille.
François de Salignac de la Mothe-Fénelon naquit au château de Fénelon dans le Périgor, le 6 août 1651. Sa famille était ancienne et s'était illustrée dans les armes et dans la diplomatie. Un de ses arrière-grands-oncles, Bertrand Salignac de Fénelon, avait été au siège de Metz avec le duc de Guise, et il a même laissé un journal manuscrit de ce siège. Plus tard, ambassadeur de la cour de France auprès d'Elisabeth, il fut invité par le roi à expliquer et sans doute à justifier la Saint-Barthélemy. On prétend qu'il répondit fièrement : " Adressez-vous, sire, à ceux qui l'on conseillée". Le père de Fénelon appartenait à la branche cadette de cette famille. Il fut marié deux fois ; et c'est du second mariage que naquit notre auteur.Il avait des frères du premier lit : le fils de l'un d'eux, le neveu de Fénelon, connu sous le nom de Fanfan, devint pour lui comme un fils, après avoir perdu son père. De même notre Fénelon, ayant aussi perdu son père de bonne heure, était devenu un fils pour son oncle, le marquis de Fénelon, qui s'occupa de son éducation.
Il passa sa première jeunesse dans le château paternel jusqu'à l'âge de douze ans,à cause de la délicatesse de sa santé. On nous dit peu de chose de cette première éducation, sinon qu'elle fut chrétienne ; mais on peut conjecturer aussi qu'elle fut nourrie de lirrérature classique et d'antiquité. A douze ans, on l'envoya à l'université de Cahors, où il acheva ses études d'humanités et de philosophie.
On ne nous dit pas à quelle époque Fénelon perdit son père ; mais nous savons que dès son arrivée à Paris il fut sous la tutelle de son oncle, le marquis de Fénelon, gentilhomme plein d'honneur et de piété, qui, ayant perdu son fils au siège de Candie, reporta sur son neveu l'affection dont ce fils avait été l'objet jusque-là. Le marquis de Fénelon était intimement lié avec le fondateur de la congrégation de Saint-Sulpice, M.Olier, qui était son directeur. C'est par ses conseils qu'il fit entrer son neveu au séminaire de Saint-Sulpice. Nous voudrions plus de détails que les biographes de Fénelon ne nous ont laissé sur les origines de sa vocation ecclésiastique. Les premiers mouvements d'une âme si noble et d'une imagination si brillante auraient pour nous un charme et un intérêt dont nous evons nous priver. Ce quelque chose de mondain, de terrestre, d'un peu paîen qui s'est mêlé, dans Fénelon, à la piété la plus vive, n'a-t-il pas paru dans la jeunesse ? N'a-t-on pas été inquiet de ces grâces si délicates et si séduisantes ? A-t-il demandé lui-même à se purifier par la religion, par le renoncement, par le sacrifice à Dieu ? ou bien a-t-il été tout simplement placé là par l'orgueil de la famille qui fondait sur sa tête les plus grandes espérances mondaines dans l'état ecclésiastique ? Nous n'en savons rien ; mais ce que nous savons, c'est que pas l'ombre d'un regret, d'une incertitude, d'un regard en arrière, ne se laisse apercevoir dans tout ce qu'a écrit, pensé et senti le futur archevêque de Cambrai. Heureux temps où l'on pouvait avoir tant d'esprit, peindre si vivement les brûlantes amours d'Eucharis, conserver si délicatement sur l'éducation des filles, jouir des beautés paîennes avec tant de candeur, se mêler à la politique et toucher à la plus haute faveur de la cour, sans que rien de tout cela ne nuisît à la foi, à l'amour de Dieu, à la musticité la plus élevée. Tout semble nous induire à penser que ce fut une vraie vocation, une piété naturelle qui amena Fénelon au pied des autels. Il fut donc prêtre, et s'il nous séduit singulièrement par le mélange de la nature et de la grâce qui le caractérise, personne n'a le droit de dire que ce soit aux dépens de son autorité chrétienne et de sa sincérité religieuse.
Fé nelon entra donc à Saint-Sulpice et y fit toutes ses études théologiques sous la direction de M.Tronson, pour lequel il eut toujours la plus entière confiance et le plus profond dévouement. Il reçut les ordres sacrés vers l'âge de vingt-quatre ans. Il avait eu le temps de mûrir cette résolution ; et l'on peut dire qu'un tel âge est la garantie de la sincérité et du sérieux qu'il mit dans cette affaire. Cependant le tour romanesque qui distingue l'imagination de Fénelon ne pouvait pas ne pas éclater dans sa jeunesse ; et il se manifesta dès ce temps, non par des goûts contraires à sa vocation pieuse, mais par une sorte d'exaltation qui lui faisait désirer les entreprises les plus aventureuses. C'est ainsi qu'on le voit un instant se prendre d'enthousiasme pour une mission en Asie Mineure et dans le Levant, et surtout en Grèce, où il rêve d'aller catéchiser les tristes victimes chrétiennes de la barbarie et de la tyranie des Turcs. Les souvenirs sacrés et profanes se pressent sous sa plume, et il se laisse aller dans une lettre dont on ne connaît pas le destinataire ( 15 oct. 1675 ) à toute ardeur d'une généreuse jeunese. "Je pars, monseigneur, et peu s'en faut que je ne vole ; mais je médite un plus grand voyage. La Grèce entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule ; le Péloponèse respire en liberté, et l'église de Corinthe va refleurir... Je cherche cet aréopage où saint Paul annonça aux sages du monde le dieu inconnu ; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. Je monte au double sommet du Parnasse ; je cueille les lauriers de Delphes et je goûte les délices de Tempé. Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du disciple bien-aimé, ô heureuse Pathmos ! J'irai baiser sur la terre les pas de l'Apôtre et je croirai voir les cieux ouverts! ( Correspondance, t. II, p. 290).




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