CHAPITRE PREMIER
Passage de la physiologie à la psychologie.- Phénomènes actifs. Le mouvement et l'instinct.
Les opérations sensitives sont des opérations de l'âme qui dépendent immédiatement du corps ( 34 ). On peut y distinguer trois classes de phénomènes : les phénomènes actifs, qui se manifestent par le mouvement ; les phénomènes affectifs, caractérisés par le plaisir ou la douleur, et les phénomènes sensitifs, qui sont les impressions produites sur l'âme par l'action des objets extérieurs et qui sont suivis des phénomènes d'imagination. L'ensemble de ces faits compose la vie sensitive et animale.
36.Mouvement et sensation.
Si le premier phénomène qui annonce la vie à la conscience du sujet vivant est la sensation, le premier phénomène qui l'annonce à l'observateur du dehors, c'est le mouvement. La mère qui porte un enfant dans son sein apprend qu'il existe en le sentant remuer. Lorsque l'enfant vient au monde, c'est par le mouvement de ses membres, aussi bien que par ses cris, qui eux-même ne sont que des mouvements, qu'il annonce son arrivée à la vie. Mouvement et sensation, tel sont donc les deux faits primordiaux de la vie ; et le mouvement, selon toute apparence, est antérieur à la sensation.
37. Mouvements spontanés.
L'activité motrice qui se manifeste dans le premier âge de la vie peut être accompagnée de sensation, mais elle n'est pas nécessairement un résultat de la sensation, et elle n'est pas toujours en proportion avec elle. Il y a lieu d'admettre une source de mouvements spontanés qui provient de l'activité vitale elle-même. Voici quelques-uns des faits qui déposent en faveur de cette hypothèse : la mobilité des petits enfants, la vivacité de leur gesticulation, très disproportionnée à la sensation ou à l'émotion qui en sont l'occasion ; les jeux des jeunes animaux ( comme le petit chat jouant avec une pelote ) ; le rétablissement de l'action au réveil, qui ne peut venir d'une source extérieure ; le besoin d'exercice dans la jeunesse ; enfin la disproportion dans la même personne de l'activité et de la sensibilité. ( Bain, les Sens et l'entendement, 1° partie, ch. I ).
Les mouvements spontanés doivent être distingués de deux autres espèces de mouvements très différents : 1° des mouvements volontaires ; 2° des mouvements que l'on appelle réflexes.
Les mouvements volontaires, que nous étudierons plus tard ( sect. III, ch. III. ) se distinguent des mouvements spontanés en ce que : 1° ils sont précédés de la représentation même du mouvement. Je ne peux pas vouloir me promener sans me représenter d'avance la promenade. Je veux mouvoir mon bras, signifie que j'ai l'idée du mouvement de mon bras. Quand ce mouvement a lieu sans que je l'ai conçu d'avance, je dis que je l'ai produit malgré moi, sans y penser, sans le vouloir ; 2° le mouvement volontaire est accompagné de l'idée d'un but à atteindre ; je ne veux pas sans motif et sans raison. Je veux marcher pour aller quelque part. Je veux mouvoir mon bras pour prendre un objet. Or les deux caractères précédents manquent aux mouvements spontanés. Ils s'accomplissent sans avoir été représenté d'avance à l'imagination, et ils s'accomplissent sans but.
Ils ne se distinguent pas moins des mouvements exclusivement mécaniques que l'on appelle mouvements réflexes.
38. Mouvements réflexes.
Le mouvement réflexe est une sorte de mouvement dont le caractère distinctif est d'être provoqué par une action externe, c'est-à-dire par une excitation sur les nerfs sensitifs, qui se communique, par l'intermédiaire des centres nerveux, aux nerfs moteurs et se traduit au dehors en mouvements. De ce genre par exemple, est le rire convulsif produit par le chatouillement, l'action de cligner de l'œil, lorsqu'on fait semblant de vouloir y porter un coup. Les médecins disent que le cri de l'enfant qui vient au monde est un cri de réflexe, c'est-à-dire un mouvement automatique produit par l'invasion subite de l'air dans la poitrine.
Le mouvement réflexe se distingue du mouvement spontané en ce qu'il a pour origine une excitation externe, tandis que dans le mouvement spontané l'excitation externe est nulle ou du moins très disproportionnée à l'action motrice.
39. Mouvements instinctifs.
Les mouvements instinctifs sont des mouvements spontanés, qui se distinguent de ceux que nous avons signalés plus haut (37) en ce qu'ils sont : 1° coordonnés et combinés ; 2° dirigés vers un but.
Les mouvements instinctifs se distinguent des mouvements réflexes, en ce que l'origine de ceux-ci est un excitant externe, tandis que dans l'instinct le point de départ est central, et que les impulsions internes servent d'excitant.
INSTINCT
40. Définition.
Nous appelons instinct la cause inconnue en vertu de laquelle l'animal et l'homme lui-même réalisent avec une sûreté infaillible et sans éducation la série de mouvements nécessaire à la conservation, soit de l'individu, soit de l'espèce.
Dans ce sens précis et circonscrit, l'instinct n'est pas seulement un mode de l'activité spontanée ; il est un art, l'art de coordonner les mouvements des organes vers un but déterminé.
41. L'instinct appartient-il à la psychologie ou à la physiologie ?
On peut se demander si l'étude de l'instinct appartient à la psychologie ou à la physiologie ; car les mouvements sont des phénomènes physiologiques, et un ensemble de mouvements semble bien rentrer sous la même classe. En outre, ne pourrait-on pas appliquer la définition de l'instinct à toutes les fonctions du corps ? Chacune d'elles n'est-elle pas aussi une sorte d'art dirigé vers un but ?
Nous sommes ici sur une des frontières où les sciences voisines se disputent des fait limitrophes, comme dit Bacon, qui appartiennent aussi bien à l'une qu'à l'autre. Ainsi, il est certain que la série des actes mécaniques dont se compose un instinct ( par exemple le vol des oiseaux, la natation des poisson ) appartient spécialement à la physiologie, aussi bien que la série des mouvements respiratoires ; mais d'un autre côté, l'instinct paraît rentrer dans les phénomènes psychologiques par les raisons suivantes : 1° Le point initial de l'instinct est une impulsion psychologique, un désir, un besoin, par exemple la faim, la crainte, l'amour maternel, etc. 2° Les actes instinctifs sont semblables à ceux que produiraient la réflexion et la volonté, et réciproquement, les faits volontaires et réfléchis deviennent par habitude tout à fait semblables à ceux de l'instinct. Il semble donc qu'il y ait dans l'âme un autre mode d'activité que celui de la réflexion et de la volonté, et qui produise les mêmes effets. 3° L'instinct appartient encore à la psychologie par la conscience du pouvoir que nous avons sur nos organes, c'est-à-dire de notre activité motrice. Cette conscience se manifeste par le sentiment de la résistance des autres corps à notre pouvoir moteur, ou de la résistance de notre propre corps : c'est que nous appelons l'effort musculaire. Or, l'effort n'est pas toujours volontaire, et même il a dû être spontané avant d'être volontaire. L'instinct, tout en s'accomplissant plus facilement que les actes volontaires, n'en exige pas moins cependant un certain effort, et par là est accompagné de conscience. 4° Quoique l'instinct soit inconscient, comme on dit, en ce sens qu'il ne comprend pas ce qu'il fait, il n'est pas inconscient dans le sens absolu du mot ; ainsi, lorsque par instinct je me retiens sur le point de tomber, je n'ai pas eu conscience des moyens que j'ai employés, mais j'ai eu conscience d'un acte qui me portait à droite pendant que j'étais entraîné à gauche. De même, je veux croire que l'abeille ne sait pas ce qu'elle fait : elle n'en a pas conscience ( si elle a une conscience ) de son vol, de la succion des fleurs, etc. De même que l ‘enfant qui tette ne sais pas ce qu'il fait, mais il a certainement conscience de ce qu'il fait.
Telles sont les circonstances qui distinguent l'instinct des autres fonctions et qui le rattachent aux faits psychologiques.
On peut dire toutefois que l'instinct appartient beaucoup plus à la psychologie de l'animal qu'à la physiologie humaine : car c'est chez l'animal qu'il présente les phénomènes les plus merveilleux : dans l'homme il ne se présente guère que sous la forme d'activité spontanée.
42. Instinct des animaux. Ses caractères.
L'instinct des animaux présente les caractères suivants :
1° Ignorance du but. ( tel insecte herbivore à l'état adulte va néanmoins déposer ses œufs sur la chair putréfiée qui seule peut nourrir les larves de ses petits qu'il ne verra pas éclore.)
2° Perfection immédiate des actes instinctifs. ( L'animal réussit généralement du premier coup, sans tâtonnement et sans essais préalables. L'oiseau n'a pas besoin d'étudier pour faire son nid. Le carnassier n'hésite pas quand il se trouve pour la première fois en présence de la proie que la nature lui destine, et parmi les herbes d'une prairie, le ruminant va droit à celle qui lui convient.)
3° Infaillibilité. ( Pas un nid, pas une ruche, pas un terrier, pas une cabane ne sont insuffisant pour les besoins de l'animal.)
4° Immobilité. ( L'animal n'a rien appris pour pratiquer son art : il pratique sans hésiter et très bien, mais il ne se préoccupera pas d'y apporter des perfectionnements successifs. La nature pourvoit à tout.)
5° Spécialité. ( Il y a des instincts, mais on peut dire qu'il existe un instinct. Tel oiseau n'est pas fait pour construire un nid, mais tel nid ; chaque espèce d'araignée fait une toile d'une espèce particulière, et elle ne peut faire que celle-là.)
6° Enfin, uniformité. ( Toutes les actions sont uniformes dans tous les individus d'une même espèce. Les abeilles du temps d'Aristote avaient leurs ruches comme celles d'aujourd'hui, et partout vous trouverez la même espèce, les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, la même industrie. « Cette analyse des caractères de l'instinct et les textes cités sont empruntés au livre de M. Joly : de l'instinct, ch. III. »)
Sans doute il ne faudrait pas voir dans les caractères précédents des lois absolues et inflexibles. L'expérience en effet nous apprend que l'instinct n'est pas étranger à une certaine variabilité, sous l'influence de certaines circonstances. Néanmoins ces lois générales restent vraies : en effet, ce n'est que dans de très faibles limites et dans des cas exceptionnels que l'instinct varie ; d'ailleurs, si on y réfléchit, on verra qu'une certaine variation dans l'application est impliqué dans l'idée même de l'instinct ; celui-ci, en effet, est une adaptation innée des habitudes de l'animal au milieu environnant ; s'il ne pouvait se modifier en aucune manière, le moindre changement de milieu détruirait l'espèce. Il suffit, pour maintenir la vérité des caractères précédents, que ces variations n'aient lieu que dans les détails très secondaires (voy. Plus loins, 92 ).
43. Division des instincts.
On a divisé les instincts en trois classes :
I. Instincts relatifs à la conservation de l'individu : 1° disposition à se nourrir de certaines substances déterminées ; 2° moyens employés par les carnassiers pour s'assurer leur proie ( toile d'araignée, entonnoir du fourmilion, ruses des animaux) ; 3° instinct d'accumulation ( provisions des écureuils, des fourmis) ; 4° instinct de construction ( coque du ver à soie, terrier du lapin, huttes du castor, ruches des abeilles) ; 5° instinct de vêtement ( la teigne du drap).
II. Instincts relatifs à la conservation de l'espèce : 1° précautions pour la ponte des œufs ( nécrophores, pompiles) ; 2° construction des nids.
III. Instincts de société : 1° sociétés accidentelles ( animaux voyageurs) ; 2° sociétés permanentes ( abeilles, fourmis, castor).
44. L'instinct chez l'homme.
C'est surtout chez les animaux et chez certains animaux que les phénomènes instinctifs se manifestent de la manière la plus étonnante ; mais ils ne sont pas étranger à l'organisation humaine, et quoique la volonté s'y mêle pour une beaucoup plus grande par que chez les animaux, on doit faire cependant la part de l'instinct. Bain cite comme exemples le rythme locomoteur, la concordance des mouvements des yeux, etc. « Sens et intelligence, trad. Fr. p. 227. »
45. Théorie sur l'instinct.
On a essayé d'expliquer l'instinct surprenant des animaux par plusieurs hypothèses dont voici les principales :
1° Hypothèse de la sensation. L'instinct serait uniquement provoqué par les sensations de l'animal. C'est l'odorat qui conduit l'abeille vers la fleur qui doit lui donner son suc. L'incubation des œufs s'explique par le soulagement que la poule éprouve en s'étendant sur les œufs, etc.
Il est certain que la sensation joue un rôle dans l'instinct ; mais elle est tout à fait insuffisante pour en expliquer les phénomènes compliqués. Quelle sensation peut apprendre à l'abeille que la forme hexagonale est la plus propre à contenir le plus de miel possible dans le plus petit espace possible ?
2° Théorie de l'habitude. Une théorie plus savante est celle qui explique l'instinct par l'habitude. « La coutume, dit Pascal, est une seconde nature ; j'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume. » ( Pensées, éd. Havet, III, 13). Rien, en effet, ne ressemble plus à l'habitude que l'instinct, et on ne peut mieux la définir qu'en disant qu'elle est un instinct acquis. Mais si nous pouvons acquérir certains instincts que nous appelons habitude, pourquoi tous les instincts ne seraient-ils pas du même genre ? pourquoi tous ne seraient-ils pas acquis et ne viendraient-ils pas de l'expérience ?
Cette théorie vient échouer devant les faits caractéristiques de l'instinct. En effet, s'il est vrai, comme il est incontestable, que l'animal se fait des habitudes par l'expérience, comme nous-mêmes, il est certain aussi qu'il a des instincts qui précèdent toute expérience. Ainsi les tortues vont droit à l'eau qu'elles n'ont jamais vue ; l'abeille, dès le premier jour, fait ce qu'elle fera toute sa vie. L'absence d'éducation est un des faits les plus certains de l'instinct.
3° Théorie de l'hérédité. L'habitude individuelle étant insuffisante pour expliquer les faits, on a eu recours dans une école toute récente ( Darwin, Herb. Spencer ) à l'habitude de l'espèce. C'est l'espèce tout entière qui fait des expériences et qui peu à peu, en accumulant les faits, acquiert une habileté de plus en plus grande, qui se transmet et se fortifie par l'hérédité.
A cette théorie on peut faire plusieurs objections : 1° il n'y a pas de trace historique de ce développement progressif des instincts. 2° Comment l'animal aurait-il subsisté sans les instincts qui sont nécessaires à sa conservation ? 3° Il y a des instincts qui ne sont pas susceptibles de degré : sont ceux qui se composent d'un seul acte : par exemple, celui de déposer ses œufs sur de la chair putréfiée (42, 1° ). Que cet acte n'ait pas eu lieu à l'origine, et l'espèce périssait. 4° Si les espèces ont pu à l'origine se créer des instincts, pourquoi ne s'en créent-elles pas de nouveaux ?
En résumé, rien de plus obscur que l'origine de l'instinct. Contentons nous de le constater comme un fait incontestable : au surplus, c'est là la seule fonction de la psychologie. L'explication du fait appartiendrait plutôt à la philosophie de la nature.
46. Habitudes.
On peut encore compter parmi les opérations actives de la vie sensitive et machinale de l'homme les mouvements que l'on appelle habituels, et qui, par une répétition fréquente, semblent redevenir instinctifs et spontanés. Mais comme la volonté intervient pour une très grande part dans ces sortes de mouvements, nous en remettrons la théorie à la section qui traitera de la volonté. ( Sec. III, ch. III ).
CHAPITRE II
Phénomènes affectifs. Le plaisir et la douleur. Les appétits et les passions.
Les phénomènes précédent relèvent à peine de la psychologie : ce sont ces phénomènes mixtes et limitrophes, tels qu'il y en a sur les confins de toutes sciences. Comme mouvements, ils sont évidemment du domaine physiologique, et ils ne rentrent dans la physiologie que parce qu'on les suppose produits par quelque activité de l'âme analogue à celle qui les produit quand ils deviennent volontaires ; c'est ce qu'on appelle généralement l'activité spontanée.
47. Sensibilité consciente et inconsciente.
Les faits nouveaux dans lesquels nous allons entrer sont du domaine de la conscience et paraissent être les premiers qui se manifestent à elle. Ils se mêlent probablement aux précédents, et l'on peut supposer qu'ils existent déjà à quelque degré aussitôt que l'animal vit. « Vivre, c'est sentir, » ont dit les physiologistes. Or, qu'est-ce que sentir, si ce n'est jouir ou souffrir à quelque degré ?
Il est vrai que les physiologistes admettent quelquefois une certaine faculté appelée sensibilité, chargée de « recevoir les excitations externes et de réagir à la suite de ces excitations ; Claude Bernard, les phénomènes de la vie, 1° leçon, p. 286 », sans qu'il soit nécessaire que ces phénomènes arrivent à la conscience sous forme de plaisir et de douleur ; et ils ont trouvé de la sensibilité jusque dans les plantes.
N'est-ce pas là un abus de mots ? Peut-on appeler du nom de sensibilité une action purement organique, sans aucune conscience ? Dire que la sensitive sent l'action de contact lorsqu'elle se replie au toucher, n'est-ce pas une sorte de métaphore, de même que lorsqu'on dit que la plaque photographique est sensible à la lumière ? Sans doute, il se passe quelque chose dans nos corps quand nous éprouvons du plaisir ou de la douleur, et cette même action peut avoir lieu sans qu'il y ait plaisir et douleur. Mais il nous semble que cette action toute physique serait mieux désignée par le nom d'irritabilité ou d'excitabilité, réservant le mot de sensibilité pour la faculté de sentir prise dans son sens propre et dans ces deux phénomènes caractéristiques : plaisir et douleur.
Quoi qu'il en soit, du reste, de ce débat qui porte sur les mots plus que sur les choses, nous aborderons ici les phénomènes de sensibilité, en tant qu'ils se présentent à la conscience.
48. Sens intime.
C'est ici le lieu de rappeler ce que nous avons dit plus haut ( 10 ), que le caractère essentiel des phénomènes psychologiques est de ne pouvoir pas se produire sans être accompagnés d'un sentiment intérieur immédiat qui nous les fait percevoir et sans lequel ils n'existeraient pas pour nous. C'est en ce sens qu'on dit : Non sentimus, nisi sentiamus nos sentire. Ce sentiment immédiat est tellement co-essentiel au fait lui-même, qu'ildoit être toujours supposé quand on parle de ce fait. On a donné le nom de sens intime à ce sens qui accompagne tous les autres ; les scolastiques l'appelaient synesthèse. On peut, en effet, l'appeler un sens tant qu'il n'est que ce que nous venons de dire, à savoir, l'accompagnement inévitable de tout phénomène interne en tant qu'il est senti : ainsi entendu, il se confond avec la sensibilité même « C'est la même chose à l'âme, dit Malebranche, de recevoir la manière d'être que l'on appelle douleur que d'apercevoir ou sentir la douleur ; elle ne peut ressentir la douleur qu'en l'apercevant. Recherche de la vérité, ch. I » ; la sensibilité animale la plus infime est accompagnée du sens intime, ou elle ne serait pas sensibilité.
Mais autre chose est le sens intime, qui n'est que l'accompagnement passif des phénomènes, autre chose l'acte par lequel le sujet sentant, pensant et voulant se perçoit lui-même en tant que sujet, et se distingue soit de ses sensations, soit de son propre corps, soit des êtres étrangers. Cet acte supérieur est la conscience, et c'est un acte essentiellement intellectuel : c'est même l'acte essentiel de l'intelligence. On peut donc admettre avec Kant deux sortes de conscience : l'une inférieure, empirique, comme il l'appelle, qui ne se distingue pas de la sensibilité : l'autre, pure et intellectuelle, qui est d'un autre ordre.
Nous les appellerons la première sens intime, et il n'y a rien de plus à en dire que ce qui précède. Nous appellerons l'autre conscience de soi, et nous en parlerons plus loin. ( Sect. II, ch. II.).
49. Sensations. Emotions.
Lorsque le corps humain à l'état normal est soumis à l'action d'une cause extérieure ( par exemple les rayons du soleil ou le retentissement de la foudre ), ou même d'une cause intérieure ( comme l'accumulation du sang dans une partie du corps ), cette cause détermine dans les organes une certaine modification que l'on appelle une impression ; et à la suite de cette impression, dont nous ignorons la nature, se produit en nous un état de conscience qui nous est immédiatement connu et que l'on appelle une sensation.
Or il y a deux choses à remarquer dans toute sensation : 1° elle est agréable ou désagréable, elle nous cause du plaisir ou de la douleur ; 2° elle est une impression distincte et spéciale, qui nous apprend quelque chose sur les objets externes.
Nous appellerons émotions les sensations considérées au point de vue affectif, c'est-à-dire comme plaisirs et douleurs, et nous réserverons le nom de sensation pour les phénomènes de représentation.
50. Plaisir et douleur.
Il est inutile et impossible de définir le plaisir et la douleur. Inutile, car chacun entend assez le sens de ces mots. Impossible, car on ne peut tenter de les définir qu'à l'aide d'autres mots qui n'en sont que la répétition « Par exemple, Cicéron définit le plaisir : Motum jucundum quo sensus hilaretur. Or sucundus ne dit rien de plus que voluptas, et hilarari est une métaphore. ».
On a soutenu sur la nature du plaisir deux opinions différentes. Suivant les uns, le plaisir n'est qu'un fait négatif : c'est la cessation de la douleur. Suivant les autres, c'est un fait positif, c'est un acte. Examinons ces deux opinions. « Voy. F. Bouillet, le Plaisir et la douleur, ch. XII et ch. III. »
I Plusieurs philosophes, Epicure chez les anciens, Cardan, Verri et Kant chez les modernes, ont soutenu que le plaisir n'est pas un état primitif et positif, qu'il était toujours précédé de la douleur et qu'il consistait simplement dans la cessation de la douleur, dans la non douleur ( indolentia ). Cardan, entre autres, était si convaincu de cette doctrine, qu'il se donnait volontairement certaines douleurs, convaincu que c'était le seul moyen d ‘avoir du plaisir. Suivant Kant, le plaisir est la conscience de l'effort vital : or, tout effort suppose empêchement ou obstacle, et tout empêchement est une peine : donc, il faut que la peine précède le plaisir.
On peut répondre : 1° S'il est des plaisirs qui naissent de la satisfaction d'un besoin, et par conséquent d'une souffrance, il en est d'autres qui ne paraissent succéder à aucun besoin : comme par exemple le plaisir du beau, même les plaisirs de la vue, de l'ouie : les belles couleurs, les beaux sons, les odeurs suaves « Platon, Philèbe. ». Souvent une simple cessation de douleur ne nous cause qu'un plaisir très faible et presque nul. Il faut une autre cause positive pour changer la douleur en plaisir. 2° Dans l'hypothèse en question, il ne pourrait y avoir deux plaisirs consécutifs. En outre, le plaisir ne pourrait être prolongé ; car, si au premier moment il n'est que la privation d'une douleur, au second moment il est la suite d'un plaisir. 3° Il n'y a pas une seule preuve qui établisse que la douleur soit le fait primitif : car s'il y a des plaisirs qui naissent de la douleur supprimée, il y a des douleurs qui naissent du plaisir supprimé. Par exemple, ôtez brusquement un objet à un enfant pendant qu'il est occupé à s'en amuser, il criera immédiatement. Vous ne lui avez cependant fait d'autre mal que lui ôter son plaisir. Il y a donc des douleurs qui ne sont que des non-plaisirs, comme il y a des plaisirs qui ne sont que des non-douleurs. Pourquoi choisir l'un des deux faits plutôt que l'autre pour en faire le fait primitif ? 4° Autre chose est dire : tout plaisir est mêlé de quelque douleur ; autre chose de dire : le plaisir est une non-douleur. L'effort vital dont parle Kant peut être mêlé de douleur, mais au fond il est un plaisir.
II. Contre la théorie précédente, nous admettons avec Aristote, Descartes, Leibniz, Hamilton, M. Fr. Bouillier, que le plaisir est un fait positif, qui n'est que l'expression même de l'activité, le sentiment de quelque perfection, perfectionis alicujus conscienta.
Objections :
1° Le plaisir est souvent contraire à la conservation de l'être.
Rép. Sans doute le plaisir qui résulte de telle ou telle fonction particulière peut être plus ou moins contraire à la conservation du tout. Il n'en sera pas moins vrai que, pour tel organe en particulier, le plaisir est le résultat de l'activité de cet organe.
D'ailleurs, il ne faut pas demander à nos organes plus qu'ils ne peuvent donner : un certain excès d'activité peut d'abord porter le plaisir à un degré d'intensité plus fort et plus vif, mais c'est à condition de laisser rapidement après soi un sentiment de fatigue et d'énervement. C'est ainsi que la musique, par exemple, ou la poésie, ou une conversation très vive, peuvent surexciter à un haut degré la sensibilité et produire les plaisirs les plus vifs ; mais la réaction est proche, et après ce vif plaisir l'on éprouve un certain vide. Il en est de même le lendemain d'une fête « C'est le phénomène bien connu que les Allemand appelle d'une manière assez bizarre das Katzenjammer, le chagrin du chat. ». Le rire excessif produit également le même effet. C'est pourquoi la grande comédie, telle que le Misanthrope ou les Femmes savantes, cause un plaisir plus doux et laisse l'âme plus paisible, tout en la réjouissant moins, que telle farce extravagante qui, par le décousu de ses jeux de scène et l'inattendu de ses calembours, excitera ce qu'on appelle le fou-rire. Selon Lefèvre de Pouilly, le plaisir consiste « à exercer les organes sans les affaiblir, et à exercer l'esprit sans le fatiguer ».
2° Qu'y a-t-il de commun « entre notre perfection et le plaisir de manger une pêche, de boire un verre de vin vieux. Léon Dumont, de la Sensibilité, p. 40 » ?
Rép. Lorsque Descartes et Leibniz emploient le mot de perfection comme étant la source du plaisir, ils n'entendent pas ce mot dans un sens moral, mais dans le sens d'Aristote, à savoir l'acte d'une faculté : or, il est certain que le plaisir du goût tient à ce que l'activité de ce sens est mise en jeu par une cause quelconque ; c'est une fonction de la vitalité qui n'a que le degré de perfection de ce genre de fonction, mais qui a celui-là.
3° Quelle est l'activité, dit A. Bain, qui se déploie dans le plaisir d'un bain chaud, dans le contact d'une étoffe moelleuse ?
Pourquoi, dit St. Mill, l'orange est-elle agréable et la rhubarbe désagréable ? Est-ce que la fonction du goût ne s ‘exerce pas dans un sens comme dans un autre ? Comment pourrait-on prouver qu'il y a plus d'activité dans la perception de l'une que dans celle de l'autre ? On invoque aussi l'exemple des poison doux, qui peuvent flatter le goût et qui détruisent l'organisme.
Pour ce qui est de ce dernier fait, nous avons vu déjà qu'un objet peut exciter l'activité particulière d'un organe et d'un sens et nuire à l'organisme tout entier. De même pour les plaisirs que l'on appelle passifs : ils ne le sont que par rapport à l'être considéré dans son tout, mais non pas dans telle ou telle partie. Ainsi, dans son bain tiède, l'homme tout entier est en repos et n'agit pas ; mais il n'est nullement évident que l'eau n'ait pas la vertu de déveloper dans nos organes extérieurs une certaine tonicité ou élasticité dont l'effet communique au sentiment vital en général. Enfin on ne peut être engagé à expliquer chaque espèce de plaisir et chaque espèce de douleur en particulier. Aucune théorie ne peut aller jusque-là. Il suffit qu'un très grand nombre de cas justifient la doctrine, et qu'aucun fait particulier ne la démente. Or l'exemple de l'orange et de la rhubarbe n'ont rien qui contredise la théorie : car il n'est nullement impossible que l'un facilite et que l'autre comprime ou désaccorde l'activité des nerfs gustatifs.
51. Deux espèces de plaisirs.
Cependant il ne serait pas impossible qu'il y eût deux espèces de plaisirs : les uns qui consisteraient principalement dans un certain exercice de l'activité, soit des organes, soit de l'esprit, les autres dans la conservation d'un certain état d'accord et d'équilibre ; les uns ^lus vifs, plus excitants, plus ardents, mais aussi plus passagers, les autres plus clames, plus paisibles et plus durables. Les uns pourraient s'appeler plaisirs actifs, et les autres, par comparaison, plaisirs passifs. Les anciens avaient déjà connu cette distinction, qui remonte jusqu'à l'école d'Aristote. Ce philosophe distinguait entre le plaisir stable et le plaisir en mouvement « D. Laert Epicur. 136 ». Ces deux sortes de plaisirs donnent lieu à deux sortes de bonheur : le bonheur de l'action et des passions propre particulièrement à la jeunesse et aux âmes audacieuses, ardentes, intrépides : et le bonheur de la paix et de l'habitude, propre à l'âge mûr et aux âmes douces, simples, domestiques. De part et d'autre cependant, c'est toujours l'activité de l'âme qui est la source du plaisir : mais lorsque l'activité est abondante, simple, fraîche en quelque sorte, elle a besoin de dépenser rapidement et fréquemment son excès ; lorsque l'activité est plus faible et moins riche, soit par nature, soit par l'effet de l'âge, elle s'économise et ne trouve plus de plaisir que dans un exercice modéré.
Problème : Y a-t-il des états de conscience indifférents, intermédiaires entre le plaisir et la douleur « Nous nous bornerons, de temps en temps, à poser quelques problèmes, sans en donner la solution, afin d'indiquer les questions et d'exercer la sagacité du lecteur. Voy. Sur les états moyens, le Philèbe de Platon » ?
52. Caractères du plaisir.
Ces caractères sont ou intrinsèques ou extrinsèques. Intrinsèque, lorsqu'on considère le plaisir en lui-même ; extrinsèque, lorsqu'on le considère par rapport à d'autres objets, par exemple le vrai et le bien.
Les caractères intrinsèque sont : l'intensité, la durée, la pureté, et la simplicité ou complexité.
L'intensité du plaisir est son degré de vivacité. Ainsi le plaisir de la santé devient plus intense après une longue maladie. Peut-être pourrait-on même distinguer deux sortes d'intensité : la plénitude et la vivacité. Certains plaisirs sont très vifs sans remplir la totalité de l'âme : tel sont les plaisirs des sens. D'autres au contraire remplissent l'âme sans l'exciter. Tel est pour une mère le plaisir de la présence continue d'un aimable enfant. La durée du plaisir n'a pas besoin de définition. La pureté du plaisir est l'absence de toute douleur. Le plaisir pur s'oppose au plaisir mélangé, celui dans lequel la douleur s'unit en une certaine proportion avec le plaisir. La simplicité des plaisirs est la qualité d'un plaisir qui ne s'unit pas avec d'autres : par exemple, la vue d'une belle couleur, l'audition d'un beau son ; lorsqu'il y a plusieurs couleurs, comme dans un tableau, ou plusieurs son, comme dans une mélodie, le plaisir devient composé. Lorsque l'on unit plusieurs plaisirs de diverse nature, le plaisir devient complexe. Tel est le plaisir de l'opéra, où les yeux et les oreilles sont à la fois réjouis. Tel est encore un dîner d'amis, où le plaisir des sens est relevé par celui de la conversation et de l'affection, et celui-ci à son tour, on peut l'avouer, par le plaisir des sens « C'est cette faculté de cumuler les plaisirs que Ch. Fourrier appelait la composite. ».
Quant aux caractères extrinsèques du plaisir, ils se rapportent plutôt à la morale qu'à la psychologie. Disons seulement que l'on distingue des plaisirs vrais et des plaisirs faux, des plaisirs honnête et des plaisirs honteux « Platon, Philèbe. ». Mais ici nous entrons dans le domaine de la sensibilité morale.
53. Lois du plaisir et de la douleur.
Voici quelques-unes des propositions auxquelles on peut ramener la théorie de plaisir ou de la douleur. L'espace nous manque pour les développer. Elles pourront servir de problèmes.
I. Le plaisir est inséparable de la douleur « voy. Platon, le Phédon ».
II. Le plaisir et la douleur peuvent dure après la disparition de leur objet « Bain, Emotion and the Will, ch. XIII ».
III. La somme des plaisirs l ‘emporte sur la somme des douleurs ( Herb. Spencer, Psychol. T. I, trad. Fr. P. 286 ).
IV. Le plaisir et la douleur se font valoir l'un l'autre : le premier est plus vif quand il succède à une douleur, et réciproquement.
V. L'intensité des sensations est en raison inverse de leur durée. ( Cette proposition est combattue par Essais de philos. Morale, ch. III).
Voilà pour ce qui regarde la sensation présente. Quant aux émotions passées, voici quelques-unes des lois ou problèmes qui les concernent :
I. Toutes choses égales d'ailleurs, l'émotion présente est plus vive que l'émotion passée.
II. Problème. Est-il vrai que la sensibilité n'est jamais représentative, mais seulement rétroactive, en d'autres termes, qu'on ne se représente pas une émotion passée, mais qu'on éprouve de nouveau à quelque degré ? « Boullier, le Plaisir et la douleur, ch. XII ».
III. Par le souvenir le plaisir se change en douleur et la douleur en plaisir « id. ibid. ».
IV. La poursuite du plaisir est elle-même un plaisir. La crainte d'une douleur est une douleur « voy. La pensée de Pascal sur la poursuite du lièvre, Pensées, éd. Havet, art. IV, 2 ».
54. Les tendances ou inclinations.
Nous avons étudié les deux faits primordiaux et élémentaires qui caractérisent toutes nos émotions : le plaisir et la douleur. Mais ces deux faits ne sont pas les seuls. Il y en a deux autres qui sont toujours tellement joints aux deux premiers, qu'ils en sont pour ainsi dire inséparables, et c'est pourquoi on les réunit généralement ensemble sous la même faculté.
Ces deux nouveaux faits sont l'attraction ou la répulsion, suivant que nous sommes entraînés vers l'objet qui nous cause du plaisir, ou repoussés par celui qui nous cause de la douleur.
Examinons ce qui se passe en nous quand nous sommes en présence d'un objet qui flatte.
Dans ce cas nous nous sentons, comme on dit, attirés vers l'objet ; nous n'avons besoin d'aucun effort pour nous y porter : nous nous y portons de nous-mêmes ; ou même nous sommes comme poussés par quelque chose qui nous entraîne. Enfin les choses se passent tout comme si un ami nous prenait par la main, pour nous attirer doucement ou nous entraîner violemment vers l'objet. Et ce qui prouve qu'il y a en nous quelque chose de tout à fait semblable, c'est que si nous voulons, pour une cause ou pour une autre, éviter cet objet et en recherche un autre plus utile ou plus honnête, nous sommes forcé de faire un effort, c'est-à-dire d'accomplir un acte plus ou moins difficile, exactement de la même manière que si quelqu'un avait voulu nous entraîner malgré nous ou nous enchaîner, et que nous nous soyons révoltés contre lui, réussissant par notre effort à rompre la chaîne. Ce n'est donc pas une métaphore, c'est un fait immédiatement senti par nous, que nous sommes portés, attirés vers l'objet aimable, et réciproquement repoussés par l'objet odieux, puisqu'il nous faut un effort pour nous en mouvoir en sens inverse. C'est ce fait que les Latins appelaient impulsus, impetus, appetitus, et que les Grecs appelaient « Cicéron, de Finibus, III, VII : Appetitio anini, quae graecè vocatur », et que nous appelons en français tendances ou inclinations de l'âme.
55. Problème.
C'est une question de savoir s'il y a ou non des tendances innées, antérieures au plaisir et à la douleur, et dont ces deux phénomènes ne sont que la satisfaction, ou si ces tendances ne sont que des habitudes déterminées en nous par l'expérience du plaisir et de la douleur. Nous admettons la première de ces deux suppositions : car pourquoi l'âme éprouverait-elle du plaisir, si elle était en elle-même absolument indéterminée ? Elle n'est pas plus une table rase au point de vue de la sensibilité que de l'intelligence.
56. Division des inclinations.
Les inclinations sont de deux sortes, les unes physiques, les autres morales : les unes sont les appétits, dont nous allons parler ; les autres sont les sentiments dont nous parlerons plus tard. « Sect. III, ch. I et II. »
57. Les appétits ou inclinations corporelles.
Les premières tendances qui se manifestent en nous sont celles qui ont pour objet le bien –être corporel on les appelle des appétits. Tous les appétits sont les manifestations d'un appétit fondamental qui est au fond de tout être vivant, et qui est l'instinct de conservation ou amour de la vie. Cet instinct n'a pour objet ni le corps tout seul, ni l'âme toute seule, mais l'union de l'âme et du corps, qui est précisément ce que l'on appelle la VIE. Ce n'est pas le corps tout seul : car qui tiendrait à son corps, privé de sentiment ? Qui se consolerait de la mort en pensant que son corps restera embaumé pendant plusieurs milliers d'années comme une momie d'Egypte ? Qui consentirait à tomber en enfance, dans la pensée qu'on continuerait à vivre ? Mais, d'un autre côté, ce n'est pas l'âme seule qui est l'objet de l'amour de la vie, car la foi à l'immortalité suffit à garantir l'existence de l'âme ; et cependant, sauf le cas où la foi religieuse fait un devoir de sacrifier la vie, on ne voit pas que la plupart des hommes, même les plus croyants, soient plus indifférents que les autres à leur conservation.
Les principaux appétits sont : le besoin de nourriture « faim et soif », le besoin de repos ou de sommeil, le besoin d'activité musculaire, l'instinct de reproduction, etc.
Voici les caractères des appétits, suivant Reid :
1° Ils sont accompagnés d'une certaine sensation, plus ou moins désagréable, suivant l'intensité de privation ; habituellement et à l'état normal, cette sensation est une sorte d'inquiétude, qui est plutôt agréable que pénible.
2° Ils sont périodiques. Apaisé pour un temps par la possession de leurs objets, ils renaissent après des intervalles plus ou moins réguliers. Ce second caractère n'est pas absolument rigoureux.
On peut encore compter parmi les appétits les plaisirs des sens. L'amour des plaisirs n'est pas la même chose que l'instinct de conservation ; Malebranche a distingué avec raison l'amour de l'être et l'amour du bien-être. Autre chose, en effet, est la faim et la soif, qui ont rapport à la conservation, autre chose les plaisirs du goût ou de l'odorat. Il en est de même de l'amour d'une température douce et chaude, des vêtements soyeux, d'une couche moelleuse, etc. ; tous ces goûts ont pour objet le plaisir, non l'utilité.
A l'instinct de conservation se rattache l'instinct de possession et d'accumulation, qui donne naissance au fait de la propriété.
58. Les passions.
Nous venons de voir ce que sont les inclinations, ou, comme les appelait Jouffroy, les tendances primitives de notre nature. Voyons ce que sont les passions.
Les passions sont les émotions « Descartes, Traité des passions, I, 27. » par lesquelles passent les inclinations, suivant qu'elles sont satisfaites ou contrariées dans la poursuite de leurs objets. Une même inclination peut passer par toutes les passions : une même passion peut être commune à toutes les inclinations. Par exemple, l'amour du pouvoir peut passer par la crainte, l'espérance, le désir, la joie ; ce sont les passions ; et réciproquement, telle de ces passions, par exemple, l'espérance ou la crainte, est commune à l'amour du pouvoir, à l'amour des richesses, à l'amour de la vie, etc.
Le fond commun de toutes nos tendances étant l'amour, on peut dire que les passions sont les modes ou les formes de l'amour, et que les inclinations en sont les espèces. Les inclinations se diversifient par leur objet « amour du pouvoir, amour des richesses, amour des hommes ». Les passions se diversifient par les circonstances qui facilitent ou entravent la satisfaction des tendances. « La distinction précédente entre les inclinations et les passions est empruntée à Ad. Garnier, Facultés de l'âme, IV, 1, ch. 1. Lui-même attribue cette distinction à Malebranche, Rech. De la vérité, mais chez celui-ci elle a un autre sens. »
Nous rangeons les passions parmi les opérations sensitives, non qu'elles soient exclusivement propre aux appétits corporels « car le sentiment lui-même passe par les mêmes passions », mais parce qu'elles ont une liaison manifeste avec le corps et qu'elles s'expriment énergiquement au dehors par le moyen du corps « Voy. Plus loin : section III, chap. VIII. Rapports du physique et du moral. ».
Dans l'usage ordinaire, le mot de passion exprime quelque chose de plus que ce que nous avons dit : on entend par là les mouvements violents et excessifs de l'âme qui l'emportent hors des bornes de la raison : les passions ne sont qu'un phénomène en quelque sorte pathologique : c'est en ce sens qu'il faut les proscrire et les combattre ; mais, ainsi entendues, les passions ne sont que l'exagération et l'abus des émotions naturelles et inévitables qui sont attachées à nos inclinations : ce sont ces émotions naturelles que les philosophes appellent les passions « C'est le sens de Descartes, de Bossuet et de toute la tradition philosophique. ».
On a essayé de distinguer les émotions des passions, en disant que les unes sont des états normaux et réguliers, qui résultent de l'exercice modéré et raisonnable de nos facultés, tandis que les passions sont des ruptures d'équilibre, des passages subits et violents d'un état à un autre « Mallet, de l'Essence des passions. Paris 1877, liv. I. p. 22 ». Mais toute émotion est toujours un changement d'état : or, qu'un changement soit brusque ou doux, cela tient uniquement à la nature de l'objet et n'atteint pas l'essence du phénomène. Que si, au moment où je crois voir un chien, c'est un tigre qui se présente à moi, il y a là une rupture d'équilibre très naturelle, et la crainte se change en terreur ; mais ce n'est en réalité qu'une différence de degré.
Les passions, étant les modes ou les formes de l'amour, ne sont autre chose que l'amour transformé. « Poser l'amour, dit Bossuet, vous verrez naître toutes les passions ; ôtez l'amour, elles disparaissent toutes. La haine qu'on a pour un objet ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre. Je ne hais la maladie que parce que j'aime la santé. Je n'ai d'aversion pour quelqu'un que parce qu'il m'est un obstacle à posséder ce que j'aime. Conn. De Dieu, I, VII ».
De là deux sortes de passions, les unes qui se rapportent à l'amour, les autres à la haine, suivant que l'objet est considéré comme bon ou mauvais : sub ratione boni aut mali, disaient les scolastiques.
On pourrait rattacher à cette opposition la distinction des scolastiques antre ce qu'ils appelaient l'appétit concupiscible et l'appétit irascible, l'un qui nous porte à nous unir à l'objet, l'autre à le repousser ; mais ce n'est pas là tout à fait le sens qu'on attachait à cette distinction. « L'appétit concupiscible se rapportait à l'objet considéré comme bon ou mauvais, sub ratione boni aut mali. L'appétit irascible, au même objet considéré comme facile ou difficile, sub ratione ardui. C'est ainsi que l'espérance faisait partie de l'appétit irascible : on voit combien cette distinction était artificiel. ».
Après cette première distinction fondamentale, une autre circonstance non moins importante est celle de la présence ou de l'absence de l'objet, ou pour mieux dire, de la possession et de la privation.
L'amour en possession de son objet est ce qu'on appelle la joie ou le contentement. « La joie, dit Spinosa, est le passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande. Ethique, III, prop. XI». Cette définition, nous l'avons vu ( 50 ), est précisément celle que l'on pourrait donner du plaisir ; et en effet, la joie n'est qu'un plaisir. La différence, c'est que le plaisir peut être un phénomène local et partiel, tandis que la joie s'applique à l'être tout entier ; par exemple, un fruit agréable cause du plaisir, non de la joie ; mais le plaisir de revivre après une longue maladie sera de la joie. On pourrait dire aussi que le plaisir donne de la joie, ce qui prouve que l'un n'est pas l'autre. Dans ce sens, le plaisir sera la satisfaction de la passion, et la joie, la passion satisfaite. Ainsi, faire une promenade est un plaisir, parce qu'elle donne de l'exercice à nos membres, et de cet exercice, s'il a été modéré et proportionné, résultera la joie. Les plaisirs modérés de la table, goûtés dans la mesure du besoin, donnent de la joie, s'ils ne sont pas contrebalancés par des causes de tristesse. Le contentement est une joie paisible et modérée qui s'exprime faiblement au dehors. Mais qui, sauf le degré, a tous les caractères de la joie.
L'âme, en présence du bien, éprouve de la joie, et en présence du mal elle éprouve de la tristesse. La tristesse est à la douleur ce que la joie est au plaisir. Elle définira donc comme la joie, mais en sens inverse ; elle est, comme dit Spinosa, « le passage d'une perfection plus grande à une perfection moindre ». La tristesse se distingue de la douleur en ce que la tristesse n'est que dans l'âme, et l'enveloppe tout entière, tandis qu'il peut y avoir des douleurs locales et qui ont leur siège dans le corps. Personne ne dira qu'il est triste, parce qu'il a mal au doigt ou à l'oreille ; mais un mal physique peut à la longue produire la tristesse. La tristesse est donc l'état général de l'âme privée du bien, ou subissant le mal présent.
Nous venons de voir ce qui se produit en présence de l'objet. Voyons ce que produit maintenant son absence ou sa privation. Ici la sensibilité n'agit plus toute seule : il faut y joindre l'imagination. Car comment l'âme tendrait-elle vers le plaisir ou vers son objet si elle ne se le représentait d'une certaine manière ? Ignoti nulla cupido.
L'amour de l'objet absent, représenté par l'imagination, est le désir. Le désir est un mélange de plaisir et de douleur. Il est accompagné ou précédé d'une certaine émotion plus ou moins pénible que Locke appelle « inquiétude » uneasiness. Cette inquiétude, suivant Leibniz, n'est pas tout à fait une douleur, mais plutôt une disposition ou préparation à la douleur.
« C'est une sorte d'adresse de la nature, qui nous a donné des aiguillons du désir, des rudiments ou éléments de la douleur, si vous voulez, des demi-douleurs… de sort que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs, qu'on sent en suivant son désir, et satisfaisant en quelque sorte cet appétit ou à cette démangeaison, nous donne une quantité de demi-plaisirs, dont la continuation et l'amas devient enfin un plaisir entier et véritable. Nouveaux essais, liv. II, XXI. 35 ».
Ainsi le désir, tant qu'il ne dégénère pas en besoin violent, ne nous donne que des demi-douleurs qui sont plutôt des assaisonnements que des empêchements au plaisir : « Ce sont comme autant de ressorts qui tâche de se débander et qui font agir notre machine. » D'ailleurs le désir en lui-même est déjà un plaisir, qui souvent est supérieur au plaisir réel. « Je poursuis la jouissance, dit Faust, et dans la jouissance je regrette le désir. So tauml' ich von Begierd zu Genuss, und im Genuss verschmacht' ich nach Begierde ». C'est que les plaisirs d'imagination sont souvent supérieurs à ceux de la réalité.
Si maintenant nous considérons le mal comme absent, pourvu qu'il nous menace d'une manière quelconque, le mouvement de répulsion qu'il nous inspire s'appelle aversion. L'aversion est à la haine ce que le désir est à l'amour.
Amour, joie, désir, d'une part ; haine, tristesse, aversion, de l'autre : telles sont les deux trilogies fondamentales ; et de ces six passions primitives toutes les autres sont composées.
L'admiration « C'est une idée étrange de Descartes d'avoir considéré l'admiration ou l'étonnement comme la première des passion. Bossuet la réfute très bien I, VI, à la fin du chap. » est l'amour d'un objet, considéré comme ayant quelque chose de rare ou de grand. Le mépris est la haine d'un objet, considéré comme petit ou comme bas. L'espérance est l'amour et le désir d'un objet dont la possession nous laisse quelque doute « Définition de Spinosa : C'est une joie mal assurée. Ethique, III, XXIII ». La crainte est la haine d'un objet dont la menace nous laisse quelque doute. La sécurité est une joie qui provient de l'idée d'une chose future ou passée sur laquelle toute cause d'incertitude a disparu. Le désespoir est un sentiment de tristesse qui provient de l'idée d'une chose future ou passée sur laquelle toute cause d'incertitude a disparu. L'envie est une haine qui dispose l'homme à s'attrister du bonheur d'autrui ou à se réjouir de son malheur. Le regret, c'est la tristesse causée par la perte d'un objet. La colère est un désir qui nous excite à faire du mal à celui que nous haïssons.
59. Lois des passions.
Les lois des passions sont au fond les mêmes que celles du plaisir et de la douleur, mais avec quelques nuances différentes.
1° Loi de continuité. Les passions s'usent par l'habitude et la continuité de la jouissance, mais elles se transforment en besoins.
2° Loi de relativité. Les passions sont excitées par la nouveauté des objets et par le changement. « Sur le plaisir de la nouveauté, voy. Jouffroy, Esthétique, VI, VII, VII. Bain, the Emotions and the Will, ch. I. »
Loi de contagion. Les passions se communiquent de proche en proche, de sorte que les hommes réunis éprouvent des passions beaucoup plus vives que les hommes isolés. « Adam Smith, Sentiments moraux, ch. I. »
Loi d'idéalité. La passion subsiste en dehors des objets, alimentée par l'imagination, qui les exagère. « Voy. Le vers de Lucrèce, IV, v. 1151, traduit par Molière, Misanthrope, acte II, sc. V. »
Loi du rythme. Les passions sont soumises à une alternative régulière, que l'on a comparée au flux et reflux de la mer. « Herb. Spencer, Premiers principes, part. II, ch. X. »
Loi de diffusion. Tous les états de conscience, mais particulièrement les émotions et les passions, sont accompagnés et suivis dans l'organisme d'une onde d'efforts musculaires et organiques. « Bain, the Emotions and the Will, ch. I. ».
L'œuvre de Paul Janet