PSYCHOLOGIE.
LES OPERATIONS INTELLECTUELLES : L 'ENTENDEMENT

SECTION II
CHAPITRE PREMIER

Le sens de l'entendement.- L'attention.- La réflexion.- La comparaison.

95. Sens et entendement.
La première faculté que nous étudierons, parce qu'elle est nécessaire aux deux autres, c'est l'entendement, et nous le distinguerons d'abord des sens et des opérations qui naissent des sens.
La distinction des sens et de l'entendement est une distinction de sens commun. Personne ne dit qu'un homme est intelligent parce qu'il a une bonne vue, un bon odorat, un bon goût délicat, une sensibilité vive au chaud ou au froid. Au contraire, un homme peut être très intelligent avec une vue faible, un odorat obtus, une insensibilité plus ou moins grande aux choses du dehors. Ce n'est pas la vue la plus perçante qui fait le meilleur peintre, ni le bon odorat qui fait le grand chimiste ; c'est par la pensée, plus que par les sens, que les savants observent. Newton, pour découvrir la décomposition de la lumière, n'a pas eu besoin d'avoir des sens plus fins que ceux des autres hommes ; Leverrier n'avait pas besoin d'avoir des yeux pour découvrir sa planète, et le plus grand observateurs des abeilles était aveugle. ( Huber observait par les yeux de sa fille, mais il dirigeait les observations par la pensée. ).
D'ailleurs, il suffit de rentrer en soi-même pour distinguer les sens de l'entendement. Tout le monde sait que l'on pense en dedans, et que l'on sent par le dehors. C'est à la surface de la peau, sur les muqueuses de la langue, dans le labyrinthe de l'oreille, que je sens la chaleur, l'odeur, le son. Au contraire, c'est en dedans de moi-même que je perçois la pensée. On peut soutenir qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été dans les sens, mais c'est en ajoutant aussitôt avec Leibniz : si ce n'est l'entendement lui-même.
Signalons les principales différences établies par les philosophes entre les sens et l'entendement :
I. Les sens perçoivent le particulier : l'entendement aperçoit le général. ( Bossuet I, IX ).
II. Les sens ne perçoivent que ce qui passe; l'entendement, ce qui demeure. ( Platon Théétète. ).
III. Les sens sont infaillibles ; l'entendement seul peut se tromper. ( Bossuet. I, VII. ). Réciproquement, l'entendement est infaillible, et les sens seuls peuvent se tromper. ( Bossuet I, XVII. ).Ces deux propositions paraissent contradictoires : on recherchera si elle peuvent se concilier.
IV. Les sens ne nous apprennent que leurs propres sensations ; l'entendement seul connaît le vrai et le faux, et leurs différences. ( Bossuet, I, VII.- Helmoltz, Optique physiologique, trad.fr.,p.593. ).
V. Les sens ne supportent pas les extrêmes : l'entendement n'en est jamais blessé. ( Bossuet I,XVII. ). Pascal dit le contraire. ( Pensées, éd. Havet,I, p.5,voy. La note de l'éditeur. ). On cherchera si les deux opinions peuvent se concilier, ou laquelle des deux est la vraie.
VI. La sensibilité présente les objets tels qu'ils nous paraissent ; l'entendement, tels qu'ils sont. ( Malebranche, Recherche de la vérité, I, XV.- Kant, de Principiis et Forma mundi intelligibilis, trad. Fr. de Tissot dans les essais de logique,p.220,ch.220. ).
VII. Les sens sont passifs : c'est une réceptivité ; l'entendement est actif et productif : c'est une spontanéité. ( Kant, Critique de la raison pure,-Log.transc.,intro.,I.).
VIII. Les sens fournissent la matière de la connaissance ; l'entendement donne la forme ; il ramène la pluralité à l'unité. ( Ibid ).


L'œuvre de Paul Janet