DU VRAI
DU BEAU & DU BIEN
VICTOR COUSIN
Texte commenté par
ANDRE Pierre Jocelyn
Troisième leçon
De la valeur des principes universels et nécessaires
Après avoir reconnu l'existence des principes universels et nécessaires, leurs caractères actuels et leurs caractères primitifs, nous avons à examiner leur valeur, et la légitimité des conclusions qu'on en peut tirer : nous passons de la psychologie à la logique.
Nous avons défendu contre Locke et son école la nécessité et l'universalité de certains principes. Nous voici maintenant devant Kant qui reconnaît avec nous ces principes, mais qui en renferme la puissance dans les limites du sujet qui les conçoit, et, en tant que subjectifs, les déclare sans application légitime à aucun objet, c'est-à-dire sans objectivité, pour parler la langue du philosophe de Koenigsberg qui, à tort ou à raison, commence à passer dans la langue philosophique de l'Europe.
Comprenons bien la portée de cette nouvelle discussion. Les principes qui gouvernent nos jugements, qui président à la plupart des sciences, qui règlent nos actions, ont-ils en eux-mêmes une vérité absolue ou ne sont-ils que des lois régulatrices, de notre pensée ? Il s'agit de savoir s'il est vrai en soi que tout phénomène a une cause et toute qualité un sujet, si toute étendue est réellement dans l'espace, et toute succession dans le temps, etc. S'il n'est pas absolument vrai que toute qualité a son sujet d'inhérence, il n'est donc pas certain que nous ayons une âme, substance réelle de toutes les qualités que la conscience atteste. Si le principe des causes n'est qu'une loi de notre esprit, le monde extérieur, que ce principe nous découvre, perd sa réalité ; il n'est plus qu'une succession de phénomènes, sans aucune action effective les uns sur les autres, ainsi que le voulait Hume, et les impressions mêmes de nos sens manquent de cause. La matière n'existe pas plus que l'âme. Rien n'existe ; tout se réduit à des apparences mobiles, livrées à un perpétuel devenir, qui encore s'accomplit on ne sait ouù, puisqu'il n'y a réellement ni temps ni espace. Dès que le principe de la raison suffisante ne sert qu'à mettre en mouvement la curiosité humaine, une fois en possession de ce fatal secret qu'elle ne peut atteindre à rien de réel, cette curiosité serait bien bonne de se fatiguer à chercher des pourquoi qui lui échappent invinciblement, et à découvrir des rapports qui correspondent seulement aux besoins de notre esprit et nullement à la nature des choses. Enfin, si le principe des causes, des substances, des causes finales, de la raison suffisante, ne sont que nos propres manières de concevoir, le Dieu, que tous ces principes nous révèlent, ne sera plus que la dernière des chimères, qui s'évanouit avec toutes les autres au souffle de la Critique.
Kant a établi, comme Reid et comme nous, l'existence des principes universels et nécessaires ; mais disciple involontaire de son siècle, serviteur à son insu de l'école empirique dont il se porte l'adversaire, il lui fait cette concession immence que ces principes ne s'appliquent qu'aux impressions de la sensibilité, que leur rôle est de mettre ces impressions dans un certain ordre, mais qu'au delà de ces impressions, au delà de l'expérience, leur puissance expire. Cette concession a ruiné toute l'entreprise du philosophe allemand.
Kant, affligé du scepticisme de son temps, se proposa de l'arrêter en lui faisant une juste part. Il crut désarmer Hume en lui accordant que nos conceptions les plus hautes ne s'étendent pas hors de l'enceinte de l'esprit humain ; et en même temps il pensa avoir assez vengé l'esprit humain en lui restituant les principes universels et nécessaires qui le dirigent. Mais, selon la forte parole de M. Royer-Collard, "on ne fait point au scepticisme sa part : aussitôt qu'il a pénétré dans l'entendement humain, il l'envahit tout entier." Autre chose est une circonspection sévère, autre chose le scepticisme. Le doute n'est pas seulement permis, il est commandé par la raison sur l'emploi et les applications légitimes de nos diverses facultés ; mais dès qu'il tombe sur la légitimité même de nos facultés, il n'éclaire plus la raison, il l'accable. En effet, avec quoi voulez-vous qu'elle se défende, dès que vous l'avez mise elle-même en question ? Kant a donc renversé lui-même le dogmatisme qu'il se proposait à la fois de contenir et de sauver, au moins en morale, et il a engagé la philosophie allemande dans une route au bout de laquelle était un abîme. En vain ce grand homme, car ses intentions et son caractère, sans parler de son génie, lui méritent ce nom, a-t-il institué avec Hume une lutte ingénieuse et savante ; c'est lui qui a été vaincu dans cette lutte, c'est Hume qui est resté le maître du champ de bataille.
Qu'importe, en effet, qu'il y ait ou qu'il y ait pas dans l'esprit humain des principes universels et nécessaire, si cess principes ne nous servent qu'à classer nos sensations, et à nous faire monter, de degré en degré, jusqu'aux idées les plus sublimes mais qui n'ont de réalité que pour nous-mêmes ? L'esprit humain est alors, ainsi que le dit très-bien Kant lui-même, comme un banquier qui prendrait des billets rangés avec ordre dans sa caisse pour des valeurs réelles : il ne possède que du papier. Nous voilà donc revenus à ce conceptualisme du moyen âge qui, concentrant la vérité dans l'intelligence humaine, fait de la nature des choses un fantôme de l'intelligence, se projetant partout hors d'elle-même, triomphante à la fois et impuissante, puiqu'elle produit tout et ne produit que des chimères.
Le reproche qu'une saine philosophie se contentera de faire à Kant, c'est que son système est en désaccord avec les faits. La philosophie peut et doit se séparer de la foule pour l'explication des faits ; mais, on ne saurait trop le répéter, il faut que dans l'explication elle ne détruise pas ce qu'elle prétend expliquer ; sans quoi elle n'exprime point, elle imagine. Ici, le grand fait qu'il s'agit d'expliquer, c'est la croyance même du genre humain, et le système de Kant l'anéantit.
En fait quand nous parlons de vérité des principes universels et nécessaires, nous ne croyons pas qu'ils soient vrais que pour nous : nous les croyons vrais en eux-mêmes, et vrais encore quand notre esprit ne serait pas là pour les concevoir. Nous les considérons comme indépendants de nous ; ils nous paraissent s'imposer à notre intelligence par la force de la vérité qui est en eux. Ainsi, pour exprimer fidèlement ce qui se passe en nous, il faudrait renverser la proposition de Kant, et au lieu de dire avec lui : ces principes sont des lois nécessaires de notre esprit, donc ils n'ont point de valeur absolue en dehors de notre esprit ; nous devrions dire bien plutôt : ces principes ont une valeur absolue en eux-mêmes, voilà pourquoi nous ne pouvons pas ne pas y croire.
Et même cette nécessité de la croyance, dont le nouveau scepticisme se fait une arme, n'est pas la condition indispensable de l'application des principes. Nous l'avons établi : la nécessité de croire suppose la réflexion, l'examen, l'effort de nier et l'impuissance de le faire ; mais avant toute réflexion, l'intelligence saisit spontanément la vérité, et dans l'aperception spontanée n'est point le sentiment de la nécessité, ni par conséquent ce caractère de subjectivité qui fait tant peur à l'école allemande.
Revenons donc ici sur cette intuition spontanée de la vérité que Kant n'a point connue, dans le cercle où le retenait captif ses habitudes profondément réfléchies et un peu scolastiques.
Est-il vrai qu'il n'y ait pas de jugement, même affirmatif de la forme, qui ne soit mêlé d'une négation ?
Il semble bien que tout jugement affirmatif est en même temps négatif, puisque affirmer qu'une chose existe, c'est nier sa non-existence, comme tout jugement négatif est en même temps affirmatif, nier l'existence d'une chose étant affirmer sa non existence. S'il en est ainsi, tout jugement, qu'elle que soit sa forme, affirmative ou négative, car ces deux formes reviennent l'une à l'autre, suppose un doute préalable sur l'existence de la chose en question, un exercice quelconque de la réflexion, à la suite duquel l'esprit s'est senti contraint de porter tel ou tel jugement, de sorte qu'à ce point de vue le fondement du jugement paraît être dans sa nécessité ; et alors revient l'objection célèbre : si vous ne jugez ainsi que parce qu'il vous est impossible de ne pas le faire, vous n'avez pour garant de la vérité que vous-mêmes et vos propres manières de concevoir. C'est l'esprit humain qui transporte ses lois hors de lui ; c'est le sujet qui fait l'objet à son image, sans jamais sortir de l'enceinte de la subjectivité.
Nous répondons en allant droit à la racine de la difficulté : il n'est pas vrai que tous nos jugements soient négatifs. Nous accordons que dans l'état réfléchi tout jugement affirmatif suppose un jugement négatif, et réciproquement. Mais la raison ne s'exerce-t-elle qu'à la condition de la réflexion ? N'y a-t-il pas une affirmation primitive qui n'implique pas de négation ? De notre action, sans la préméditer, et que nous manifestons dans ce cas une activité libre encore, mais libre d'une liberté non réfléchie ; de même la raison aperçoit souvent la vérité sans traverser le doute. La réflexion est un retour sur la conscience, ou sur toute autre opération différente d'elle. Il répugne donc qu'elle se rencontre dans aucun fait primitif : tout jugement qui la renferme en présuppose un autre où elle n'est point. On arrive ainsi à un jugement pur de toute réflexion, à une affirmation sans mélange de négation, à l'intuition immédiate, fille légitime de l'énergie naturelle de la pensée, comme l'inspiration du poëte et l'instinct du héros. Tel est le premier acte de la faculté de connaître. Que si on contredit cette affirmation primitive, la faculté de connaître se replie sur elle-même, elle s'examine, elle essaie de révoquer en doute la vérité qu'elle a aperçue ; elle ne le peut ; elle affirme de nouveau ce qu'elle avait affirmé d'abord ; elle adhère à la vérité déjà reconnue, mais avec un sentiment nouveau, le sentiment qu'il n'est pas en elle de se dérober à l'évidence de cette même vérité ; alors, mais alors seulement, paraît ce caractère de nécessité et de subjectivité qu'on veut tourner contre la vérité, comme si la vérité perdait de sa valeur en pénétrant davantage dans l'esprit et en y triomphant du doute ; comme si l'évidence réfléchie en était moins l'évidence ; comme si d'ailleurs la conception nécessaire était la forme unique, la forme première de l'aperception de la vérité ! Le scepticisme de Kant, dont le bon sens fait si aisément justice, est poussé à bout et forcé dans son retranchement par la distinction de la raison spontanée et de la raison réfléchie. La réflexion est le théâtre des combats que la raison soutient avec elle-même, avec le doute, le sophisme et l'erreur. Mais au-dessus de la réflexion est une sphère de lumière et de paix, où la raison aperçoit la vérité sans retour sur soi, par cela seul que la vérité est la vérité, et parce que Dieu a fait la raison pour l'apercevoir, comme il a fait l'oeil pour voir et l'oreille pour entendre.
Analyser en effet avec impartialité le fait de l'aperception spontanée, et vous vous assurerez qu'il n'a de subjectif que ce qu'il est impossible qu'il n'ait pas, à savoir le moi qui se mêle au fait sans le constituer. Le moi entre inévitablement dans toute connaissance, puisqu'il en est le sujet. La raison aperçoit directement la vérité ; mais elle se redouble en quelque sorte dans la conscience, et voilà la connaissance. La conscience y est comme témoin, et non comme juge ; le juge unique est la raison, faculté subjective et objective tout ensemble, suivant le langage de l'Allemagne, qui atteint immédiatement la vérité absolue, presque sans nulle intervention personnelle de notre part, bien qu'elle ne puisse entrer en exercice si la personne ne la précède ou ne s'y ajoute.
L'aperception spontanée constitue la logique naturelle. La conception réfléchie est le fondement de la logique proprement dite. L'une repose sur elle-même, verum index suî ; l'autre, sur l'impossibilité où est la raison, malgré tous ses efforts, de ne pas se rendre à la vérité et de ne pas y croire. La forme de la première est une affirmation accompagnée d'une sécurité absolue et sans soupçon même d'une négation possible ; la forme de la seconde est l'affirmation réfléchie, c'est-à-dire l'impossibilité de nier et la nécessité d'affirmer. L'idée de négation domine la logique ordinaire, dont les affirmations ne sont que le produit laborieux de deux négations. La logique naturelle procède par des affirmations empreintes d'une foi naïve, que l'instinct seul produit et soutien.
Maintenant Kant répliquera-t-il que cette raison, bien autrement pure que celle qu'il a connue et décrite, toute pure qu'elle est, quelque dégagée qu'on la conçoive de la réflexion, de la volonté, de tout ce qui fait plus particulièrement la personne, est personnelle pourtant, puisque nous en avons conscience, et qu'ainsi elle est encore frappée de subjectivité ? A cet argument nous n'avons rien à répondre, sinon qu'il se détruit dans l'excès de sa prétention. En effet, si, pour que la raison ne soit pas subjective, il faut que nous n'en participions en aucune façon, et que nous n'ayons pas même conscience de son exercice, alors il n'y a pas moyen d'échapper à jamais à ce reproche de subjectivité, et l'idéal d'objectivité que poursuit Kant est un idéal chimérique, extravagant, au-dessus ou plutôt au-dessous de toute vraie intelligence, de toute raison digne de ce nom ; car c'est demander que cette intelligence, que cette raison, cessent d'avoir conscience d'elles-mêmes, tandis que c'est là précisément ce qui caractérise l'intelligence et la raison. Kant veut-il donc que la raison, pour posséder une puissance véritable objective, ne fasse pas son apparition dans un sujet particulier, qu'elle soit, par exemple, tout à fait en dehors du sujet que je suis ? Alors elle n'est rien pour moi ; une raison qui n'est pas mienne, qui, sous le prétexte d'être universelle, infinie et absolue dans son essence, ne tombe pas sous la perception de ma conscience, est pour moi comme si elle n'était pas. Vouloir que la raison cesse entièrement d'être subjective, c'est demander une chose impossible à Dieu lui-même. Non, Dieu lui-même ne peut connaître qu'en le sachant, avec son intelligence et avec la conscience de son intelligence. Il y a donc de la subjectivité dans la connaissance divine elle-même ; et si cette subjectivité-là entraîne le septicisme, Dieu aussi est condamné au septicisme, et il n'en peut pas plus sortir que nous autres hommes ; ou bien, si cela est trop ridicule, si la conscience que Dieu a de l'exercice de son intelligence n'entraîne pas pour lui le septicisme, la conscience que nous avons de l'exercice de notre intelligence, et la subjectivité attachée à cette conscience, ne l'entraîne pas davantage pour nous.
En vérité, lorsqu'on voit le père de la philosophie allemande se perdre ainsi dans le dédale du problème de la subjectivité et de l'objectivité des premiers principes, on est bien tenté de pardonner à Reid d'avoir dédaigné ce problème, de s'être borné à répéter que l'absolue vérité des principes universels et nécessaires repose sur la véracité de nos facultés, et que sur la véracité de nos facultés nous en sommes réduits à prendre leur témoignage : "Expliquer, dit-il, pourquoi nous sommes persudés par nos sens, par la conscience, par toutes nos facultés, est une chose impossible ; nous disons : cela est ainsi, cela ne peut pas être autrement, et nous sommes à bout. N'est-ce pas là l'expression d'une croyance irrésistible, d'une croyance qui est la voix de la nature et contre laquelle nous lutterions en vain ? Voulons-nous pénétrer plus avant, demander à chacune de nos facultés quels sont ses titres à notre confiance, et la lui refuser jusqu'à ce quelle les ait produits ? Alors, je crains que cette extrème sagesse ne nous conduise à la folie, et que pour n'avoir pas voulu subir le sort commun de l'humanité, nous ne soyons tout à fait privés de la lumière du sens commun."
Appuyons-nous encore sur ce passage admirableme de celui qui est pour nous le maître vénéré de la philosophie française du XIX° siècle : " La vie intellectuelle, dit M. Royer-Collard, est une succession non interrompue, non pas seulement d'idées, mais de croyances, explicites ou implicites. Les croyances de l'esprit sont les forces de l'âme et les mobiles de la volonté. Ce qui nous détermine à croire, nous l'appelons évidence. La raison ne rend pas compte de l'évidence ; l'y condamner, c'est l'anéantir, car elle-même a besoin d'une évidence qui lui soit propre. Ce sont les lois fondamentales de la croyance qui constituent l'intelligence, et comme elles découlent de la même source, elles ont la même autorité ; elles jugent au même titre ; il n'y a point d'appel du tribunal des unes à celui des autres. Qui se révolte contre une seule se révoltes contre toutes, et abdique toute sa nature."
Tirons les conséquences des faits que nous venons d'exposer.
1° L'argument de Kant qui se fonde sur le caractère de nécessité des principes pour infirmer leur autorité objective, ne tombe que sur la forme imposée par la réflexion à ces principes, et n'atteint point leur application spontanée, où le caractère de nécessité ne paraît pas encore.
2° Après tout, conclure avec le genre humain de la nécessité de croire à la vérité de ce qu'on croit n'est pas mal conclure ; car c'est raisonner de l'effet à la cause, du signe à la chose signifiée.
3° D'ailleurs, la valeur des principes est au-dessus de toute démonstration. L'analyse psychologique surprend dans le fait de l'institution intellectuelle une affirmation absolue, inaccessible au doute ; elle la constate, et cela équivaut à une démonstration. Demander une autre démonstration que celle-là, c'est demander à la raison l'impossible, puisque les principes absolus, étant indispensables our toute démonstration, ne pourraient se démontrer que par eux-mêmes.
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