DU VRAI

DU BEAU & DU BIEN

PAR

VICTOR COUSIN

Texte commenté par

ANDRE Pierre Jocelyn



PREMIERE PARTIE

DU VRAI

Quatrième leçon



Dieu principe des principes


Nous avons justifié les principes qui dirigent notre intelligence, nous nous sommes assurés qu'il y a hors de nous de la vérité, des vérités digne de ce nom, que nous pouvons apercevoir, mais que nous ne faisons pas, qui ne sont pas seulement des conceptions de notre esprit, mais qui seraient encore quand même notre esprit ne les apercevrait point. Maintenant se présente naturellement cet autre problème : que sont-elles donc en elles-mêmes ces vérités universelles et nécessaires ? où résident-elles ? d'où viennent-elles ? Ce n'est pas nous qui soulevons le problème et ceux qu'il renferme dans son sein, c'est l'esprit humain lui-même qie se les propose, et il n'est pleinement satisfait que quand il les a résolus, et qu'il a touché la dernière limite du savoir auquel il peut atteindre.

Il est certain que les vérités universelles et nécessaire appartiennent à la raison qui nous les découvrent, et que celle-ci réside en nous et est intimement liée ainsi à la personne dans les profondeurs de la vie intellectuelle. La vérité tombe par là en une étroite relaton avec le sujet qui l'aperçoit et ne semble qu'une conception de notre esprit. cependant, comme nous l'avons établi, nous apercevons la vérité, nous n'en sommes pas les auteurs. Si la personne que je suis, si le moi individuel n'explique peut-être pas toute la raison, comment expliquerait-il la vérité, et la vérité absolue ? L'homme borné et passager aperçoit la vérité nécessaire, éternelle, infinie : c'est là pour lui un assez beau privilège ; mais il n'est ni le principe qui la soutient ni celui qui lui donne l'être. L'homme peut dire : Ma raison ; rendons-lui cette justice qu'il n'a jamais osé dire : Ma vérité.

Si les vérités absolues sont hors de l'esprit de l'homme qui les aperçoit, encore une fois, où sont-elle donc ? Un péripatéticien répondrait : Dans les choses. Est-il besoin, en effet, de leur chercher un autre sujet que les êtres mêmes qu'elles régissent ? Qu'est-ce que les lois de la nature, sinon certaines propriétés que notre esprit dégage des êtres et des phénomènes où elles se rencontrent, pour les considérer à part ? Les principes mathématiques ne sont rien de plus. Par exemple, l'axiome : Le tout est plus grand que la partie, se trouve dans un tout et une partie quelconque. Le principe de contradiction, considéré à juste titre en logique comme la condition de tous nos jugements, de tous nos raisonnements, fait partie de l'essence de tout être, et nul être ne peut exister sans le porter avec soi. L'univers existe, dit Aristote, mais il n'existe pas à part des êtres particuliers.

Aristote a bien raison de prétendre que les universaux sont dans les choses particulières ; car les choses particulières ne seraient point sans eux : ce sont eux qui leur donnent leur fixité, même d'un jour, et leur unité. Mais de ce que les universaux sont dans les êtres particuliers, en faut-il conclure qu'ils y résident tout entiers et exclusivement, et qu'ils n'ont pas d'autre réalité que celle des objets où ils s'appliquent ? Il en est de même des principes dont les universaux sont les éléments constitutifs. C'est, il est vrai, dans le fait particulier d'une cause particulière produisant un événement particulier que nous est donné le principe universel des causes ; mais ce principe est bien plus étendu que le fait, car il s'applique non-seulement à ce fait-là, mais à mille autres. Le fait particulier contient le principe : mais il ne le contient pas tout entier, et il se fonde sur le principe, bien loin de le fonder. On en peut dire autant des autres principes. Les vérités universelles et nécessaire de l'ariyhmétique et de la géométrie ne reposent pas sur les quantités et les grandeurs dont elles sont les lois.

Faudra-t-il en arriver à cette opinion que les vérités absolues, n'étant explicables ni par l'humanité ni par la nature, subsistent par elles-mêmes, et sont à elles-mêmes leur propre fondement et leur propre sujet ?

Mais cette opinion renferme plus d'absurdités encore que les précédentes ; car, je le demande, qu'est-ce que des vérités, absolues ou contingentes, qui sont par elles-mêmes, hors des choses où elles se rencontrent et de l'intelligence qui les conçoit ? La vérité n'est alors qu'une abstraction réalisée. Il n'y a point de métaphysique quintessenciée qui puisse prévaloir contre le bon sens ; et si telle est la théorie platonicienne des idées Aristote a raison contre elle. Mais une pareille théorie n'est qu'une chimère qu'Aristote a créée pour avoir le plaisir de la combattre.

Hâtons nous de faire sortir les vérités absolues de cet état ambigu et équivoque. Et comment ? En leur appliquant à elles-mêmes un principe qui maintenant doit vous être famillier.

Oui, la vérité appelle nécessairement quelque chose au delà d'elle. Comme tout phénomène a son sujet d'inhérence, comme nos facultés, nos pensées, nos volitions, nos sensations n'existent que dans un être qui est nous, de même la vérité suppose un être en qui elle réside, et les vérités absolues supposent un être absolu comme elles, où elles ont leur dernier fondement. Nous parvenons ainsi à quelque chose d'absolu qui n'est plus suspendu dans le vague de l'abstraction, mais qui est un être substantiellement existant. Cet être, absolu et nécessaire, puisqu'il est le sujet des vérités nécessaires et absolues, cet être qui est au fond de la vérité comme son essence même, d'un seul mot on l'appelle Dieu.
Cette théorie, qui conduit de la vérité absolue à l'être absolu, n'est pas nouvelle dans l'histoire de la philosophie : elle remonte jusqu'à Platon.
Platon, en recherchant les principes de la connaissance, vit bien, avec Socrate son maître, que la moindre définition, sans laquelle nulle connaissance précise ne peut avoir lieu, suppose quelque chose d'universel et d'un, qui ne tombe pas sous les sens at que la raison seule découvre ; ce quelque chose d'universel et d'un, il l'appela l' " Idée ".
Les idées qui possèdent l'universalité et l'unité ne viennent pas des choses matérielles, changeantes et mobiles ; elles s'y appliquent, et par là nous les rendent intelligibles. D'un autre côté, ce n'est pas l'esprit humain qui constitue les Idées ; car l'homme n'est point la mesure de la vérité.
Platon appelle les Idées les "véritables êtres", parce que seules elles communiques aux choses sensibles et aux connaissances humaines leur vérité et leur unité. Mais s'ensuit-il que Platon donne aux idées une existence substantielle, qu'il en fasse des êtres à proprement parler ? Il importe de ne laisser aucun nuage sur ce point fondamental de la théorie platonicienne.
D'abord, si quelqu'un prétendait que dans Platon les Idées sont des êtres subsistant par eux-mêmes, sans lien entre eux et sans rapport à un centre commun, on lui opposerait les nombreux endroits du Timée, où Platon parle des Idées comme formant dans leur ensemble une unité idéale qui est la raison de l'unité du monde visible.
Dira-t-on que ce monde idéal forme une unité distincte, séparée de Dieu ? Mais, pour soutenir cette assertion, il faut oublier tant de passage de la République où les rapport de la vérité et de la science avec le Bien, c'est-à-dire Dieu, sont marqués en caractères éclatants.
Ne se souvient-on pas de cette magnifique comparaison où, après avoir dit que le soleil produit dans le monde physique la lumière et la vie, Socrate ajoute : " De même tu peux dire que les êtres intelligibles ne tiennent pas seulement du Bien ce qui les rend intelligibles, mais encore leur être et leur essence." Ainsi les êtres intelligibles, c'est-à-dire les Idées, ne sont pas des êtres qui existent par eux-mêmes.
On s'en va répétant avec assurance que le Bien, dans Platon, c'est seulement l'idée du bien, et qu'une idée n'est pas Dieu : je réponds que le Bien est en effet une idée, selon Platon, mais que l'idée ici n'est pas une pure conception de l'esprit, un objet de la pensée, comme l'entend l'école péripatéticienne ; j'ajoute que l'Idée du Bien est dans Platon la première des Idées, et qu'à ce titre, tout en restant pour nous un objet de la pensée, elle se confond, quant à l'existence, avec Dieu. Si l'Idée du Bien n'est pas Dieu même, comment expliquera-t-on le passage suivant, tiré aussi de la " République : Aux dernières limites du monde intellectuel est l'Idée du Bien, qu'on aperçoit avec peine, mais enfin qu'on ne peut apercevoir sans conclure qu'elle est la source de tout ce qu'il y a de beau et de bon ; que dans le monde visible elle produit la lumière et l'astre de qui la lumière vient directement, que dans le monde invisible elle produit directement la vérité et l'intelligence ? " Qui peut produire directement, d'un côté le soleil et la lumière, de l'autre la vérité et l'intelligence, sinon un être réel ?
Mais tout doute disparît devant ces passages du Phèdre, négligés, comme à dessein, par les détracteurs de Platon : " Dans ce trajet ( l'âme ) contemple la justice, elle contemple la sagesse, elle contemple la science, non point celle où entre le changement, ni celle qui sa montre différente dans les différents objets qu'il nous plaît d'appeler des êtres, mais la science telle qu'elle existe dans ce qui est l'être par excellence..."

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