révolution française
chapître LI à LX

joris Abadiejoris Abadie


LI
LE DIRECTOIRE

Suivant la nouvelle Constitution, le Directoire fut nommé par les conseils réunis le 6 brumaire 95. Les cinq directeurs étaient : Barras, célèbre par ses succès de Thermidor et de Vendémiaire ; La Révellière-Lepeaux, d'une vertu reconnue ; Carnot, le célèbre organisateur de la victoire ( Sieyès avait d'abord été nommé ; mais sur son refus, ce fut Carnot qui le remplaça. ) ; Rewbell et Letourneur, hommes secondaires, mais qui avaient montré quelque aptitude aux affaires.
C'est une juste remarque d'un publiciste, M. de Tocqueville, que tous les partis, tous les gouvernements de la Révolution ont laissé après eux des amis passionnés, excepté le Directoire.
La Royauté, les Constitutionnels, les Girondins, les Montagnards, l'Empire, ont eu des partisants et des sectaires ; mais personne ne rattache ses traditions politiques à l'époque du Directoire.
La France était épuisée en hommes et en ressources. Tous les partis étaient décimés : la Révolution avait, comme Saturne, dévoré ses propres enfants, suivant la célèbre expression de Vergniaud. Il ne restait pour la gouverner que des hommes secondaires, sans autorité morale et sans génie politique. Or la France aime l'éclat soit du nom soit du génie.
Les moyens révolutionnaires étaient usés, et avaient perdu leur efficacité ; la liberté n'avait pas encore trouvé la sienne. Le Directoire oscilla sans cesse, suivant une politique de bascule, comme on l'a appelée, entre le modérantisme et le jacobinisme.
La corruption remontant à la surface de la société, après le régime de fer qui l'avait forcée de se cacher, était plus impatiente de jouir que soucieuse des maux de la patrie et inventive pour en découvrir les remèdes.
C'était le pouvoir militaire qui commençait alors à avoir tout le prestige, et auquel était réservé, dans cette dissolution des moeurs et des convictions, le dernier mot.
Et cependant, le Directoire a été un des rares moments ou la France eût pu, si elle avait été sage, constituer un régime légal et libéral. Il eût suffi que l'esprit public eût assez de fermeté et de bon sens pour trouver une moyenne entre les partis extrêmes et leur imposer la paix, au lieu de les mettre en face l'un de l'autre dans le gouvernement et dans les conseils.
Il n'en fut pas ainsi ; l'esprit public flotta comme le gouvernement lui-même d'un excès à l'autre ; le pouvoir n'eut plus d'assiette ; il viola les lois ; il gouverna misérablement ; il donna l'exemple du désordre et de la corruption, et devint la proie du plus fort.
Cependant ces conséquences ne se produisirent pas tout à coup ; les premiers choix qui composaient le Directoire étaient satisfaisant, et les commencements de son gouvernement furent heureux.

LII
LA CONSPIRATION DE BABOEUF

Le Directoire eut à se défendre contre les mêmes difficultés que la Convention dans sa dernière période d'existence
Le parti révolutionnaire, vaincu en Thermidor et en Prairial, était loin d'être détruit. Il existait encore, et même commençait à prendre une forme nouvelle, dont on ne comprit pas alors toute la gravité. Cest à cette époque en effet, qu'il faut attribuer l'origine d'un parti, appelé à jouer un rôle considérable dans les révolutions futures de la France, le parti communiste.
Le chef de la nouvelle conspiration était un nommé Gracchus Baboeuf. Il avait un journal, où il prêchait ce qu'il appelait le bonheur commun. Il se défendait de demander la loi agraire, c'est-à-dire le partage des biens, mais il voulait l'appropriation du sol par l'Etat.
Ce sectaire et ses partisants s'entendirent avec les membres des anciens Comités révolutionnaires, crurent avoir gagné les troupes de Grenoble, et préparèrent une insurrection, après laquelle ils devaient proclamer la Constitution de 93, créer une nouvelle Convention composée de Montagnards purs et fidèles, rétablir enfin le gouvernement révolutionnaire.
Ils furent trahis. Baboeuf arrêté fut condamné à mort par la haute cour de Vendôme ( mai 97 ). On a cru, par sa mort, détruire à jamais une secte honteuse et ridicule ; mais cette secte n'a jamais discontinué une sorte d'existence souterraine, jusqu'au jour où, coalisée avec beaucoup d'autres éléments nouveaux, elle devait constituer un immence parti d'une incroyable puissance, et qui est la grande menace suspendue sur la société européenne.

LIII
LA CAMPAGNE D'ITALIE

La Révolution en était arrivée au point où elle allait devenir la proie du pouvoir militaire.
Après avoir opprimé le pays par la terreur, elle ne savait pas le gouverner par la liberté. Entre le retour de l'ancien régime, encore détesté, et le retour des excès de 93, la France choisit le repos sous un maître glorieux.
Un homme extraordinaire se rencontra pour profiter de cette situation. Le rôle de César et de Cromwell était à prendre, il s'en saisit avec une ambition égale à son génie.
Vainqueur de l'insurrection en Vendémiare, comme nous l'avons vu, Bonaparte avait été nommé général en chef de l'armée d'Italie, qui était alors dans la situation la plus critique.
Ce fut là qu'il s'établit à vingt-sept ans dans la renommée des hommes par l'une des plus merveilleuses campagnes militaires de l'histoire.
Cette armée était sur les côtes de la Méditerranée, en deçà des Apennins, menaçant Gênes, mais plutôt encore menacée elle-même par l'armée autrichienne qui défendait cette ville. Le revers des Apennins était défendu par les Piémontais d'une part, et de l'autre par les Autrichiens. Les premiers étaient commandés par le général Colli, les seconds par le général Beaulieu.
Bonaparte trompe Beaulieu qui l'attendait à Gênes, débouche en Italie par la vallée de Savone, enfonce les Autrichiens à Montenotte et à Millésimo ( 12 et 13 avril 96 ). Cette victoire lui ouvre le passage du Piémont. Il put dire à ses soldats : " Annibal avait traversé les Alpes ; nous les avons tournées."
Une fois en Italie, il se précipite avec la rapidité de l'éclair sur les piémontais, pour les séparer des Autrichiens. Il écrase ceux-ci à Dego ( 14 avril ), ceux-là à Mondovi ( 21 avril ), et arrache au roi de Piémont l'armistice de Cherasco. Cette campagne avait duré quinze jours.
Traversant l'Italie du Nord de l'ouest à l'est, il franchit successivement toutes les lignes de défence des Autrichiens, l'Adda, le Mincio, l'Adige.
Il passe d'abord l'Adda à Loddi ( 10 mai ), dont le pont est enlevé par un prodige d'héroïsme. Cette victoire le rend maître de Milan et de la Lombardie.
Il poursuit Beaulieu, l'atteind de nouveau à Borghetto ( 30 mai ), sur les bords du Mincio, passe le fleuve devant lui, repousse encore une fois les Autrichiens qui battent en retraite par le Tyrol, conservant toutefois sur le Mincio l'importante place de Mantoue, dont l'armée française commença le siège.
Une nouvelle armée, commandée par Wurmser, descend du Tyrol le long du Mincio et de L'Adige, et menace d'envelopper l'armée française par trois côtés. Tous les généraux conseille la retraite. Bonaparte, par de savantes manoeuvres, conjure le péril. Il ne craint point de sacrifier le siège de Mantoue, pour rassembler toutes ses forces sur le haut Mincio ; il bat l'armée de Wurmser à Lonato et à Castiglione ( 3 et 5 août ), et force à la retraite cette seconde armée comme la première.
Repoussé, mais non détruit, Wurmser revient à la charge avec des forces considérables ; mais vaincue encore à Roveredo ( 4 septembre ), sur le haut Adige et à Bassano ; le 5, Bonaparte entrait à Trente ; l'armée autrichienne n'échappe à la destruction qu'en se renfermant dans Mantoue.
Bientôt une troisième armée, commandée par Alvinzi, est foudroyée à Arcole ( 15, 16 et 17 septembre ), grâce à un prodige de science militaire. Bonaparte, avec 15.000 hommes, en met en déroute 40.000. L'héroïsme des soldats égale tout ce qu'on a vu dans les plus merveilleux combats ; lui-même, au pont d'Arcole, montre qu'il sait joindre la bravoure du héros à la science du capitaine.
La ténacité indomptable des Autrichiens égale le courage de l'armée française. Trois armées avaient été détruites, ou du moins refoulées. Une quatrième se forme encore sous les ordres du même Alvinzi. Elle est écrasée comme les trois autres sur le plateau de Rivoli ( 14 janvier 97 ). La bataille de la Favorite et la prise de Mantoue achèvent le triomphe des Français et la ruine des ennemis.
Ainsi en dix mois, Bonaparte avait annulé l'armée piémontaise, détruit quatre armées autrichiennes, conquis l'Italie : car, devant un pareil capitaine et pareils soldats, que pouvaient Naples, Rome, la Toscane, Venise elle-même ?
Si le plan combiné avec les armées du Rhin et du Danube, avec Jourdan et Moreau, avait pu réussir, c'en était fait de l'Autriche. Mais, pendant les exploits de Bonaparte, Jourdan, le vainqueur de Fleurus, échouait devant l'archiduc Charles, le seul grand général qu'ait eu la coalition. Il était forcé de se retirer. C'est dans cette retraite, à Altenkirchen, que fut tué Marceau, le plus pur et le plus séduisant des généraux de la Révolution. L'échec de Jourdan obligeait en même temps le général Moreau à cette belle retraite dont la gloire est restée attachée à son nom.
Une nouvelle campagne allait atteindre le résultat manqué l'année précédente. Hoche, successeur de Jourdan, et Moreau devaient reprendre l'offencive et marcher sur Vienne par le Danube, tandis que Bonaparte envahissait l'Autriche par le Tyrol, la Carinthie et la Carniole.
Le tagliamento est traversé devant l'archiduc Charles, dont la science et les talents militaires ne peuvent prévaloir contre le génie du capitaine français ( 16 mars 97 ). Les Alpes, encore couvertes de neige et de glace, sont elles mêmes franchies et occupées par Joubert et Masséna. L'armée française marche en avant, et s'approche jusqu'à vingt-cinq lieues de Vienne. En même temps, Hoche, Moreau et Desaix reprenaient avec avantage les hostilités sur le Rhin. La cour d'Autriche tremble d'effroi.
Aussi fier des triomphes du négociateur que de ceux du guerrier, Bonaparte signe avec l'Autriche les préliminaires de paix à Léoben, ( 18 avril ) convertis l'année suivante en traité de paix à Campo-Formio.
Le traité de Campo-Formio ( 17 octobre 97 ) assurait la Belgique à la France, enlevait la Lombardie à l'Autriche, et remplaçait cette possession par la cession de la Vénétie.
C'est de ce jour que l'antique Venise a cessé de constituer une République indépendante. Nous l'avons vue de nos jours rendue à l'Italie par des événements qui semblent avoir été pour la France l'expiation de l'inique spoliation à laquelle elle avait consenti.

LIV
LE 18 FRUCTIDOR

  A l'opposition jacobine et anarchiste succéda bientôt l'opposition royaliste. Le Directoire fut moins heureux dans cette seconde lutte que dans la première : il crut pouvoir recourir à une arme dangereuse, qui plus tard se retourna contre lui : le coup d'Etat.
Le Directoire avait été composé exclusivement de conventionnels et de régicides. Les deux Assemblées constituées par la Constitution de l'an III, le Conseil des Cinq Cents et le Conseil des Anciens, avaient été aussi composées, pour la plus grande part, de conventionnels ( en vertu de la loi des deuxtiers " Voir plus haut"). Thermidoriens, girondins, modérés, quelques montagnards en formaient la grande majorité. Ennemis du parti jacobin, ils étaient décidés cependant à défendre à tout prix la Révolution et la République.
Ainsi le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif marchaient d'accord.
Cependant le tiers élu appartenait déjà à d'autres idées ; mais il se renfermait dans une opposition constitutionnelle, d'ailleurs très modérée.
Il n'en fut pas de même l'année suivante, lors du renouvellement par tiers exigé par la Constitution. Le nouveau tiers, ajouté au tiers précédemment élu, constitua une majorité en opposition avec l'esprit de la Convention et du Directoire.
Cette majorité nouvelle passait pour avoir des tendances royalistes. Elle les manifesta en appelant à la présidence des Cinq-Cents Pichegru, soupçonné avec raison de menées et d'intrigués avec les princes émigrés.
Quant au Directoire lui-même, renouvelé par conquième, il avait vu Letourneur remplacé par Barthélemy, qui partageait l'esprit de la majorité de l'Assemblée. Carnot, devenu modéré, composait avec Barthélemy la minorité du Directoire ; Barras, Rewbell et La Révellière en étaient la majorité.
La guerre fut bientôt déclarée entre le Directoire et les conseils ; et dans le Directoire, entre la majorité et la minorité. La Constitution n'avait malheureusement pas prévu ce cas. Ni le Gouvernement ne pouvait dissoudre les Conseils, ni les Conseils ne pouvaient changer le Gouvernement.
La conséquence ordinaire d'une telle situation est un coup d'Etat. Le Directoire s'y décida en donnant cette raison bien connue en pareil cas, c'est que, s'il ne l'eût pas fait le premier, les Conseils l'eussent fait contre lui.
La chose est possible ; elle n'est nullement certaine. Si dans la majorité les esprits ardents étaient disposés à faire appel à la force, un grand nombre et peut-être le plus grand nombre, voyant que l'opinion enflait leurs voiles, étaient d'avis d'attendre les nouvelles élections, et le prochain renouvellement du Directoire, qui leur eût donné la majorité.
C'était donc en réalité contre l'opinion que fut dirigé le coup d'Etat du 18 Fructidor, et la majorité du Directoire, encouragée d'ailleurs par Bonaparte qui envoie Augereau et 12.000 hommes, donna le plus détestable exemple, en appelant l'armée contre la représentation nationale.
La Constitution interdisait l'approche de Paris aux armées, au-delà d'un certain rayon. Le Directoire viola la loi, et fit approcher les troupes.
Le 18 Fructidore ( 4 septembre 97 ), le brutal Augereau fut chargé de cerner les Conseils. Cinquante-deux représentants, des deux directeurs de la minorité, trente-cinq journalistes, plusieurs généraux furent arrêtés et condamnés à la déportation, que l'on commençait à substituer à l'échafaud. Les élections de 48 départements furent cassées.
Les apologistes du 18 Fructidor ont dit qu'il fallait frapper les royalistes. Mais Carnot royaliste ! qui le croira ?
Et d'ailleurs, pour échapper au royalisme, valait-il mieux tomber aux mains du pouvoir militaire, et livrer la Révolution à un capitaine heureux ?
En croyant frapper ses adversaires, le Directoire se frappait lui-même et précipitait la chute de la Révolution, qu'il voulait sauver.
Après le 18 Fructidor, d'autres petits coups d'Etat, le 22 Floréal et le 30 Prairial, donnèrent au pays l'habitude de voir et de supporter ce nouveau mode de solution politique qui commençait à remplacer les insurrections.

LV
INSURECTIONS ET COUPS D'ETAT

La Convention avait été violée au 31 Mai, mais elle l'avait été par l'insurrection populaire ; le 18 Fructidor fut la violation du pouvoir législatif par le pouvoir militaire. C'était là une grande aggravation d'un mal déjà grand par lui-même.
Sans doute la force est toujours la force : insurrection ou coup d'Etat, c'est toujours la violation de la loi et de l'ordre ; ici c'est la force indisciplinée, là c'est la force régulière et disciplinée ; la première cause même d'ordinaire plus de désordre que l'autre. Aussi est-on généralement plus sévère pour les insurrections que pour les coups d'Etat.
Mais les insurrections ne sont, après tout, que des mouvements passagers qui laissent après eux entre lesmains de la Société une force régulière pour maintenir la loi. Au contraire, lorsque cette force elle-même a été mise au-dessus de la loi, il n'y a plus de force au-dessus d'elle.
Les révolutions militaire sont donc plus immorales, plus dangereuses, plus ruineuses pour les peuples que les révolutions populaires : car celle-ci n'atteignent que la surface de la Société ; celles-là la ruinent dans son essence même. Il y a des remèdes aux une ; il n'y en a pas aux autres, si elles se renouvellent trop souvent.
Il est donc opportun de combattre le préjugé des faux conservateurs qui approuvent les coups d'Etat, en condamnant les insurrections, sans voir que les premiers ne sont que des insurrections plus fatales que les autres. Mais il faut aussi combattre le préjugé révolutionnaire, qui ne voit pas que les insurrection elles-mêmes sont des coups d'Etat.
En quoi une armée populaire aurait-elle plus le droit de violer la loi qu'une armée régulière et disciplinée ? La première est-elle plus éclairée que la seconde ? sait-elle mieux ce qu'elle fait ? A-t-elle plus le droit de se mettre à la place du pays ? N'obéit-elle pas aussi à des chefs, et à des chefs ambitieux ?
Sans doute, il est des cas extrème où la défence du droit a pu soulever légitimement tout un epuple contre la tyrannie ; mais ces cas extrême sont rares, et l'insurrection en permanence n'est elle-même qu'un nouveau genre de tyrannie.
C'est un axiome politique que là où la force est employée comme moyen habituel, le dernier mot appartiendra toujours à la force réglée, c'est-à-dire à l'armée.
Ainsi les révolution politiques qui ne savent pas s'arrêter devant le respect de la loi sont condamnées à devenir des révolutions militaires.
Telle est la moralité du 18 Fructidor. C'est le 18 Brumaire qui se chargea de la démonstration.

LVI
LA CAMPAGNE D'EGYPTE


Le conquérant de l'Italie, le négociateur de Campo-Formio ne voulut pas laisser s'affaiblir la curiosité passionnée et enthousiaste qui s'attachait à sa personne. Il voulut surprendre et conquérir les volontés par une entreprise extraordinaire : il conçut la pensée de la conquête de l'Egypte.
Cette entreprise le transportait en Orient, pays des prodiges, sur un sol célèbre qu'avait foulé les grands conquérants du passé : Alexandre et César. Rien ne pouvait donner plus un plus grand coup aux imaginations.
De plus, conquérir l'Egypte c'était se rendre maître du commerce de l'Orient : c'était annuler les Indes, et frapper au coeur la puissance britannique.
Un grand philosophe allemand, Leibniz, avait proposé cette conquête à Louis XIV ; et les motifs profons qu'il développait dans un Mémoire à ce sujet, étaient les mêmes qui frappèrent et entraînèrent l'esprit enthousiaste et calculateur du jeune conquérant.
En 1777, au début de la guerre de l'Indépendance américaine, M. de Sartine, ministre de la marine, avait proposé une expédition française en Egypte. Tous les documents relatifs à ce projet étaient conservés au ministère de la marine, où Bonaparte a pu les consulter.
Une expédition fut préparée avec le plus grand soin, nul n'en savait la destination. On la crut destinée à l'invasion de l'Angleterre, dont il était question depuis des années.
Bonaparte quitta Toulon, le 19 mai 1798, enmenant avec lui une armée de 30.000 hommes, un choix de savants illustres, Monge, Berthollet, etc., et ses plus grands généraux, Kléber, Desaix, Lannes et Murat.
La flotte cingla d'abord sur Malte, forteresse imprenable, disait-on, mais qui, entre les mains d'un ordre déchu et corrompu, les chevaliers de Malte, ne résista pas à la première sommation de Bonaparte. Celui-ci s'en empara et y laissa une garnison.
De là, il se dirigea sur l'Egypte, en essayant d'éviter l'escadre anglaise, commandée par Nelson. Le bonheur, qui alors souriait à toutes les entreprises de Bonaparte, lui permit de débarquer toute son armée à l'insu des Anglais.
L'Egypte, sous la suzeraineté nominale de la Turquie, était occupée, gouvernée, opprimée par les Mamelucks, soldats mercenaires qui formaient une armée redoutable, sous le commandement de Mourad-Bey et d'Ibrun ahim-Bey.
La vieille cité d'Alexandrie, défendue par corps de troupes insuffisant, ouvrit ses portes au vainqueur.
De là, il marcha sur le nil remonta jusqu'au Caire, la véritable capitale de l'Egypte. C'est au-devant de cette ville, et en vue des Pyramides, qu'eut lieu la rencontre des deux armées. C'est là que Bonaparte prononça ces mots célèbres, que les Arabes répètent encore aujourd'hui aux voyageurs : " Du haut de ces Pyramides, quarante siècles vous contemplent. "
A la cavalerie de l'ennemi, dont le choc était étourdissant, Bonaparte opposa des bataillons carrés infranchissables ; et la tactique barbare dut céder à l'art savant et à la supériorité des armes.
Cette bataille qui décida du sort de l'Egypte, est ce que l'on appelle la bataille des Pyramides ( 23 juillet ).
Maître du Caire et du Nil, ayant écrasé et exterminé les Mamelucks, Bonaparte se hâta d'organiser sa conquête ; ménageant et même flattant les préjugés et les intérêts, il se donna comme le libérateur du pays, qu'il était venu, disait-il, arracher à l'oppression des Mamelucks. Il affecta même de prendre les moeurs et les usages des musulmans.
Un affreux désastre vint jeter un voile funèbre sur ces brillants événements. Notre flotte commandée par l'amiral Brueys, rencontrée enfin et attaquée par le fameux Nelson, avait été vaincue et complètement détruite dans la fatale bataille navale d'Aboukir ( 1er août 98 ). L'armée était captive en Egypte.
Cependant, la turquie, stimulée par l'Angleterre et la Russie, et avec laquelle on n'avait pris d'ailleurs aucune mesure de précaution, armait pour défendre contre la France la vaine suzeraineté qu'elle conservait sur l'Egypte.
Bonaparte, toujours prompt comme la foudre, marche contre l'armée turque en Syrie, la défait et la rend impuissante à la bataille du mont Thabor ( 16 avril 99 ). Il rêvait déjà de marcher sur Constantinople.
Mais la résistance de Saint-Jean-d'Acre le force à replier ses troupes, et il revient en Egypte assez tôt pour écraser à Aboukir ( 25 juillet 99) une autre armée qui y débarquait. Cette armée fut exterminée, et ce même lieu, célèbre par la ruine de notre flotte, l'est en même temps par l'une de nos grandes victoires.
La conquète de l'Egypte était assurée ; mais elle était inutile, et ne pouvait être conservée longtemps. Le seul résultat qu'elle eut pour la France, ce fut de lui assurer la première place dans l'étude scientifique de cette mystérieuse civilisation. Les Champollion, les Mariette, les Mespéro sont les vrais conquérants de l'Egypte, et leurs conquêtes sont indestructibles.
Rien de grand et de brillant ne restait plus à faire en Egypte pour le général Bonaparte. Pendant ce temps la guerre renaissait en Europe. Les ennemis de la France, exaltés par la nouvelle de la défaite navale d'Aboukir, heureux de savoir Bonaparte prisonnier avec son armée, avaient réuni une seconde et terrible coalition ; la fortune de tous côtés abandonnais nos armées : non seulement nos conquêtes nous échappaient, nos frontières mêmes étaient encore une fois menacées.
Ces malheurs, comme il arrive toujours, rejaillissaient sur le gouvernement. Le Directoire faisait eau de toutes parts : tous les partis le rendaient responsable de nos malheurs ; tous faisaient appel à un changement de gouvernement.
Le moment prévu et attendu par Bonaparte était arrivé. Il résolut de retourner en France ; préparant pour son départ dans le plus grand secret, laissant Kleber à la tête de son armée, il confia sa fortune comme César, à un navire, et traversant toute la Méditerranée, sans être rencontré par les Anglais, il débarqua à Fréjus, ( 9 octobre) accueilli par l'enthousiasme de tous, la crainte de quelques-uns, l'espérance du plus grand nombre.
La multitude voyait en lui un libérateur ; les sages prévoyaient un maître.

LVII
LES REPUBLIQUES VASSALES

Jamais la France n'avait été si puissante qu'elle le fut vers 1797 et 1798. Non seulement les frontières s'étaient élargies, mais elle s'étendaient par son influence et son action bien au delà de ces frontières mêmes. La République avait transporté partout avec elle la Révolution française et s'était formé une ceinture de République vassales toutes organisées sur le plan de la République mère, et soumises à des Constitutions imitées de la Constitution de l'an III.
La France manifestait ainsi son esprit systématique et dominateur ; elle apportait la liberté aux peuples, mais il fallait qu'ils l'acceptassent toute faite, at qu'ils se gouvernassent, non d'après leurs propres principes, mais d'après ceux de leurs libérateurs.
Une première République avait été organisée en Italie par le général Bonaparte sous le nom de République Cisalpine. C'était l'ancienne Lombardie avec Milan pour Capitale, s'étendant jusqu'à l'Adige, et augmentée de Modène, de Bologne, de Ferrare, de la Romagne et d'une partie même du territoire vénicien. Il lui donna, d'après l'ordre du Directoire, la Constitution française.
Une seconde République également en Italie, dans laquelle Bonaparte fit une part un peu plus grande à l'élément aristocratique, fut la République Ligurienne, dont Gênes était la capitale.
Dans le Nord, le traité de Campo-Formio nous avait donné la Belgique ; mais la Hollande, quoique conquise par Pichegru, avait conservé en apparence son indépendance. Le stathoudérat seul avait été aboli. Le gouvernement de la Hollande avait pris le nom de République Batave. Plus tard une révolution analogue à celle du 18 Fructidor avait fait triompher l'élément démocratique, et la Constitution de l'an III régnait en Hollande ainsi qu'en France.
A ces trois Républiques vinrent bientôt s'en ajouter trois autres, toujours sur le même modèle.
A Rome, une émeute du parti démocratique avait amené un malheureux accident. Un Français, le général Duphot, avait été tué par les troupes, au moment où il essayait de calmer l'agitation populaire. Le Directoire ordonna au général Berthier de marcher sur Rome. Son approche seule suffit à provoquer une révolution, et la République Romaine fut proclamée (10 février 1798).
Le royaume de Naples, qui était encore entre les mains de la famille des Bourbons, fit la faute de vouloir attaquer les Français à Rome. Le général autrichien Mack qui commandait l'armée napolitaine, marcha contre Championnet, qui commandait les troupes françaises. Championnet vainqueur pris l'offensive à son tour ; et, ayant pris Napples sur les lazzaroni insurgés, il proclama la République Parthenopéenne (23 janvier 1799).
Enfin les Républiques elles-mêmes n'étaient pas à l'abri de la Révolution. La suisse, l'une des plus vieilles Républiques de l'Europe, mais où dominait encore le principe aristocratique et féodal, s'était également soulevée, et à la vieille Constitution fédérale avait substtué une Constitution nouvelle, calquée comme les autres sur la Constitution française. Cette nouvelle République prit le nom de République Helvétique (janvier-avril 1798).
Ainsi, la France était entourée de six Constitutions républicaines : Cisalpine, Ligurienne, Romaine, Parthénopéenne, Helvétique et Batave, toutes six occupées par ses troupes, animées de son esprit, gouvernées par ses lois. La suprématie de Louis XIV sur l'Europe n'avait pas été plus grande. La République avait égalé et surpassé la gloire de la Monarchie absolue.

LVIII
LA BATAILLE DE ZURICH

Cette grandeur était fragile, et jamais la République ne fut aussi près de sa perte qu'au moment où elle brillait de son plus grand éclat.
La paix avec l'Autriche n'avait été qu'une trève : celle que l'on négociait à Rastadt avec l'Empire n'était pas encore signée. L'Angleterre était décidée à na pas déposer les armes.
Cette intraitable ennemie renoua la ligue que nos victoires avaient dissoute ; par son argent et ses intrigues, elle forma une nouvelle coalition.
Dans cette seconde coalition, entraient l'Autriche qui reprenait les armes, l'Empire qui ne les avait pas déposées, l'Angleterre, et enfin un nouvel ennemi que la révolution n'avait pas encore rencontré, la Russie.
Les hostilités commencèrent en Italie : elles furent désastreuses pour nous. Cette grande conquète de Bonaparte, fut perdue en quelques mois. Schérer est battu à Magnano (5 avri 99), Macdonald à la Trebbia (17-19 juin), Joubert à Novi (15 août) où il trouva la mort. Moreau, toujours illustre par ses retraites, sauva l'armée sans pouvoir sauver l'Italie.
Sur les bord du Danube et du Rhin, Jourdan perd la bataille de Stockach (26 mars) ; il se retire vers la Forêt-Noire.
Du côté de la coalition, les deux principaux généraux étaient l'archiduc Charles pour les Autrichiens, Souvarof pour les Russes : c'était le premier qui avait fait reculer Jourdan ; le second qui faisait reculer Moreau.
La France effrayée se crut un instant envahie comme en 92 : tout semblait perdu. Mais aussi, comme en 92, un coup de génie sauva le pays.
En 92, Dumouriez par la campagne de l'Argonne avait refoulé la première invasion. En 1799, par la bataille de Zurich, Masséna en, arrêta une seconde.
Seul de nos généraux, Masséna qui commandait l'armée de Suisse, n'avait pas été vaincu ; mais il s'était sagement replié sur la chaîne de l'Albis, devant la Limmat, en face de Zurich.
Ce fut là (26 septembre 99) qu'il livra l'une des batailles les plus mémorables du siècle, et que, vainqueur, il écrasa l'armée russe, commandée par Korsakof et par contre coup amena la retraite de Souvarof, qui d'Italie était passé en Suisse, pour donner la main à l'armée des coalisés.
Comme Villars à Denain, comme Dumouriez dans l'Argonne, Masséna a été à Zurich, le sauveur de son pays : gloire plus grande encore que celle des conquérants.
En même temps que Masséna était vainqueur en Suisse, le général Brune triomphait en Hollande des Anglais unis aux Russes, aux batailles de Bergen et de Castricum (septembre et octobre 99). Il les oblige à se rembarquer par la convention d'Alkmaar (18 octobre). Ainsi la victoire nous revenait de tous côtés.
C'est à ce moment que le général Bonaparte, débarquant en France, lui rapportait sa gloire, son génie et son épée.

LIX
  LE 18 BRUMAIRE

Le 18 Fructidor avait assuré la victoire du Directoire ; mais cette victoire était du nombre de celles qui sont pire que les défaites : car elle ruinait le gouvernement dans son principe même.
En se servant de l'armée contre le pouvoir législatif, le Directoire avait ouvert la voie au pouvoir militaire, et lui avait appris à se mettre au-dessus de la loi.
En destituant et en condamnant à la déportation deux membres du Directoire, Carnot et Barthélemy, il avait porté atteinte à sa propre inviolabilité.
Depuis ce moment, le Directoire ne vécut plus que de petits coups d'Etat. Il fit un coup d'Etat financier et une sorte de banqueroute par l'invention du tiers consolidé : c'est-à-dire que la dette n'était plus inscrite au budget que pour un tiers, le reste étant payé en bons sur les biens nationaux, bons qui perdaient 90 pour 100.
Craignant le parti montagnard autant que le parti royaliste, il avait annulé les élections d'un grand nombre d'assemblées électorales et avait réduit le pouvoir législatif à n'être que la représentation des minorités.
Royaliste déportés d'un côté après Fructidor, Montagnards écartés de l'autre, le gouvernement ne s'appuyait plus que sur une majorité factice.
Bientôt, les malheurs de la patrie vinrent enlever au Directoire le peu qui lui restait de popularité. On commença à penser à un changement de Constitution.
Le symptôme le plus frappant de cette disposition nouvelle fut l'introduction de Sieyès dans le Directoire.
Cet homme célèbre, qui passait pour le plus profond publiciste de son temps et qui avait joué un si grand rôle dans l'Assemblée Constituante, s'était fait oublier pendant la Terreur. A ceux qui lui demandaient ce qu'il avait fait pendant cette époque, il répondait : " J'ai vécu. "
Depuis le retour aux idées de modération, il avait été nommé ambassadeur en Prusse, et, quoiqu'on attribuât à son habileté la neutralité de cette puissance dans la seconde coalition, il n'y avait pas été pour grand'chose : les circonstances et les intérêts avaient seuls décidé la Prusse.
Il ne cachait pas son mépris pour la Constitution de l'an III, et l'on savait qu'il en avait une autre en réserve, fruit de ses longues méditations.
La nomination de Sieyès était donc l'indice d'un désir de transformation constitutionnelle.
Lors du débarquement de Bonaparte à Fréjus, le Directoire était composé ainsi qu'il suit : Barras, l'ancien général de Thermidor et de Vendémiaire et qui restait seul du Directoire primitif ; Gohier et Moulin, personnages médiocres ou secondaires appartenant au parti patriote ; Sieyès et Roger-Ducos, tout prêt à un coup d'Etat pour modifier la Constitution.
Ce coup d'Etat avait donc d'avance deux voix dans le Directoire ; il y en avait deux contre. Barras seul, plus ou moins vendu à tous les partis, restait libre de se porter dans un sens ou dans l'autre. Ainsi la République en était arrivée à voir son sort suspendu à la voix d'un intrigant corrompu, dont on appelait le parti, le parti des pourris.
 Comme au 18 Fructidor, le coup d'Etat ne pouvait s'accomplir que par l'armée. Sieyès cherchait un général pour exécuter ses desseins, mais il aurait voulu un instrument, et ce fut lui qui servit d'instrument.
Sieyès le sentit tout d'abord, et ce ne fut pas de très bonne grâce qu'il s'unit à Bonaparte pour faire le 18 Brumaire ; mais les généraux lui manquaient. Hoche était mort ; eût-il d'ailleurs consenti au renversement de la République ? Joubert venait de mourir à Novi. Masséna était nécessaire en suisse. Bernadotte s'était donné au parti patriote.
Bonaparte, entouré de l'auréole d'une gloire incomparable et appelé en quelque sorte par la voix populaire, était le seul choix possible. Maître de la situation, il jouait la partie à son compte, si on ne voulait pas la jouer pour lui.
Ce coup d'Etat, attendu par tous, excepté par ceux qu'il devait atteindre, eu lieu le 18 et le 19 Brumaire (9 et 10 novembre 1799).
L'initiative vint du Conseil des Anciens, et de ceux qu'on appelait les Inspecteurs du Conseil, qui étaient sous l'influence de Sieyès. Sous prétexte d'une conspiration, ils firent voter, comme la Constitution leur en donnait le droit, le transport des deux Conseils à Saint-Cloud, et firent Bonaparte commandant en chef des forces militaires.
Les deux Directeurs complices donnèrent leur démission ; les deux patriotes furent forcés de donner la leur. Barras acheté et paralysé disparut en laissant la sienne. Le pouvoir exécutif était dissous.
A Saint-Cloud, le général Bonaparte fut bien reçu des Anciens ; mais le Conseil des Cinq-Cents, non prévenu et hostile, l'accueillit avec des injures et le força à se retirer. Un instant la mise hors la loi fut sur le point d'être prononcée : tout était manqué ; mais tout fut sauvé par la hardiesse et la résolution de Lucien Bonaparte, frère du général.
Le succès devait être au plus audacieux. Bonaparte donne l'ordre à ses grenadiers de faire évacuer la salle. Les représentant sont chassés de toutes parts et sautent par les fenêtres. Un mouveau Cromwell, imitant le premier, chassait un autre parlement-croupion.
Le 18 Brumaire a été la plus grande humiliation qu'aient subie les Assemblés pendant le cours de la Révolution. Au 2 Juin, la Convention avait délibéré sous les canons ; mais sa séance avait été en apparence respectée, et elle avait repris ses séances et son pouvoir. Au 18 Fructidor, l'armée avait empêché la réunion légale, et les députés hostile avaient été arrêtés ; mais il n'y avait pas eu de violence directe. Au 18 Brumaire, l'armée expulsa brutalement les représentants du pays. Les derniers vestiges du régime représentatif disparaissaient devant la volonté d'un homme.

LX
  JUGEMENT SUR LE 18 BRUMAIRE

Il a été si longtemps convenu que le 18 Brumaire a été un acte nécessaire et heureux, qu'il esr encore utile de soumettre à la critique cette assertion historique.
Le discrédit du Directoire était tel, a-t-on dit, qu'il était devenu incapable de gouverner ; la France était à duex doigts de la ruine. Il fallait une main ferme pour la relever.
On oublie que la victoire de Masséna à Zurich et celle de Brune en Hollande avaient sauvé le pays d'une double invasion.
On oublie que la principale cause de nos défaites avait été la fatale expédition d'Egypte, qui nous avait enlevé quarante mille hommes de nos meilleures troupes, et notre plus grand général, au moment où nous en avions le plus besoin. Or, cette expédition était l'oeuvre de Bonaparte. Ainsi, déjà avant qu'il fût maître du pouvoir, se manifestait en lui ce goût d'aventures qui devait être si fatal à sa dynastie et à la France.
Après son retour d'Egypte, Bonaparte retournant à l'armée d'Italie, ou prenant en main l'armée du Rhin, pouvait rendre de plus grands services à la France qu'en prenant le pouvoir.
La victoire revenant, le Directoire eût trouvé l'autorité nécessaire pour gouverner.
A la vérité, le Directoire lui-même, nous l'avons assez dit, avait donné le plus triste exemple au 18 Fructidor ; mais la force ne corrige pas la force ; un premier coup d'Etat n'en justifie pas un second ; autrement celui-ci en justifierait un troisième et cela indéfiniment : ce qu'il fallait, c'était un retour au bien, et non une aggravation du mal ; le retour à la loi, et non le triomphe définitif de la force.
Sans doute la Constitution de l'an III était mauvaise : car deux pouvoirs qui ne peuvent rien l'un sur l'autre et qui n'émanent pas l'un de l'autre, sont nécessairement en conflit. De plus, un gouvernement à cinq têtes manque d'énergie, et est toujours divisé en factions.
Il fallait donc une revision de la Constitution ; mais la Constitution elle-même prévoyait le cas, et indiquait le moyen. Jusqu'à ce que la nécessité de cette revision s'imposât à l'opinion publique et triomphât par les moyens légaux, il fallait attendre et patienter. Un malaise de quelques années eût mieux valu que tout ce qui a suivi.
En Amérique, les Etats-Unis, après l'émancipation, ont eu beaucoup à souffrir d'un mauvais état social. Ils ont souffert de l'anarchie pendant plusieurs années ; les partis s'agitaient, on put craindre un instant que l'oeuvre de l'indépendance ne fût détruite. Il virent le mal, et comprirent le remède : ils changèrent la Constitution sans coup d'Etat et sans dictature.
Si Bonaparte se fût refusé au pouvoir au lieu de le prendre, et eût été battre les ennemis au lieu de faire chasser par ses grenadiers les représentants du peuple, l'opinion eût pesé d'une telle force sur les Conseils et sur le Directoire, que ceux-ci eussent été contraints à une revision de la Constitution, qui eût rendu possible l'avènement régulier et légal du jeune Bonaparte au pouvoir.
Plus Bonaparte était réclamé par l'opinion, plus il lui était facile de se passer de coup d'Etat.
Si Bonaparte n'eût pas fait le coup d'Etat, dit-on, un autre l'eût fait à sa place. Soit ! mais nous dirions précisément contre celui-là ce que nous disons contre lui. Nul autre d'ailleurs n'était alors en possession de prendre un tel rôle.
Laissons de côté l'irrégularité de son avènement ; dans une révolution où tous les pouvoirs étaient plus ou moins entachés à leur origine, on excusera, si l'on veut, un nouveau coup de force. Mais une fois maître de la situation, qui l'empêchait d'être un Washington au lieu d'un Cromwel ? Qui l'empêchait de gouverner par la liberté au lieu de gouverner contre elle ? Qui l'empêchait d'être un sage fondateur, au lieu d'un conquérant insensé et d'un despote impitoyable ?
Sans doute, on ne peut demander à un ambitieux d'avoir les vertus d'un grand citoyen ; mais ce qu'il faut éternellement déplorer, c'est que la France n'ait rencontré qu'un ambitieux quand elle avait besoin d'un grand citoyen.
Rien, absolument rien ne rendait alors impossible en France l'établissement d'une République libre sous les auspices d'un grand homme. Les partis étaient épuisés ; l'Europe eût accepté une paix honorable. Tout était prêt pour faire régner en France l'ordre et la loi et pour cueillir les fruits de la Révolution.
On sait ce qui arriva : la France opprimée, l'Europe d'abord conquise, puis conquérante à son tour ; l'invasion trois fois repoussée par la République (92, 94, 99), ramenée trois fois par l'Empire ; les crises naissant des crises ; toutes les phases révolutionnaires revenant les unes après les autres ; la légitimité, la monarchie constitutionnelle, la seconde république, le second empire,la troisième république, etc. Triste, triste histoire, dont les funestes phases eussent peut-être été évitées si le héros du 18 Brumaire avait aimé la Patrie et la liberté !

Histoire de la Révolution Française. Chapitre I à X

Histoire de la Révolution Française. Chapitre XI à XX

Histoire de la Révolution Française. Chapitre XXI à XXX

Histoire de la Révolution Française. Chapitre XXXI à XL

Histoire de la Révolution Française. Chapitre XLI à L

Histoire de la Révolution Française. Chapitre LXI conclusion et gravures

Quatrevingt-treize Dessins de la Révolution Française.

L’œuvre de Paul Janet