L'ancienne philosophie, aussi bien que la philosophie de Descartes que
celle de Condillac, n'admettait dans l'âme que deux
facultés : l'entendement et la volonté. L'entendement
avait pour objet le vrai ; la volonté, le bien. L'entendement
était la faculté de recevoir des idées. La
volonté était ( l'impression ou le mouvement naturel qui
nous porte vers le bien indéterminé et en
général. Malebranche, Recherche de la
vérité liv.I,ch.I ).
Pour Bossuet, ( vouloir est une action par laquelle nous poursuivons le
bien et fuyons le mal. Par exemple, nous désirons la
santé et fuyons la maladie. Conn. De Dieu,I,XVIII. ).
D'après cette doctrine, ce que nous appelons le sentiment, ou la
faculté d'aimer et de désirer, serait la même chose
que la volonté, ou faculté de vouloir, de se
décider, de se déterminer, de se résoudre. Mais
depuis, avec raison, on a distingué le désir et la
volonté. Désirer et aimer, c'est-à-dire se porter
spontanément et avec plaisir vers un objet, est une chose ; la
choisir en connaissance de cause, et même sans désir et
sans amour, bien plus, contre le désir et malgré un amour
contraire, est une autre chose. La faculté de vouloir n'est donc
pas la même chose que la faculté d'aimer et de
désirer.
C'est du reste ce qui était implicitement reconnu même
dans les écoles antérieures. En effet, Malebranche,
après avoir défini la volonté comme nous l ‘avons
vu, à savoir, le mouvement qui nous porte vers le bien en
général, en distinguait la liberté, qu'il
définissait : ( la force qu'a l'esprit de détourner cette
impression ou mouvement vers les objets qui lui plaisent, de faire
ainsi que nos inclinations naturelles soient terminées à
quelque objet particulier ) ; et par conséquent il
rétablissait sous le nom de liberté ce que nous appelons
volonté. Bossuet disait de même : ( Nous sommes
déterminés par notre nature à vouloir le bien en
général. Mais nous avons la liberté de notre choix
à l'égard des biens particuliers, et c'est ce qui
s'appelle le franc arbitre, le libre arbitre, c'est-à-dire la
puissance que nous avons de faire ou de ne pas faire une chose ). Ainsi
la liberté était pour Bossuet et Malebranche aussi
différente de la volonté que pour nous la volonté
est différente du sentiment.
Nous appellerons donc sentiment la faculté qui en nous se porte
spontanément et naturellement vers les objets, et volonté
la faculté de déterminer les mouvements à tel acte
et à tel objet.
Il reste toutefois un trait commun entre ces deux facultés,
c'est que l'une et l'autre se porte vers le bien, l'une par un
mouvement spontané, l'autre par un choix libre.
Une autre similitude, c'est que l'une et l'autre supposent une
connaissance au moins confuse de leur objet. Bossuet a dit : ( Nous ne
voulons pas sans quelque raison ).
CHAPITRE PREMIER
Le sentiment. -Inclinations personnelles.
214. Sensations et sentiment.
Nous avons appelé phénomènes
affectifs ou émotions tous les phénomènes
caractérisés par le plaisir et la douleur ( 52 ). Les
émotions sont de deux sortes : 1° ou bien elles ont leurs
siège dans le corps et leur cause dans l'action des objets
extérieurs sur nos organes, et elles conservent alors le nom de
sensation ; 2° ou bien elles n'ont pas de siège corporel, et
elles ont pour cause une idée, une pensée ; elle
s'appellent alors sentiments.
Par exemple, un plaisir des sens, une douleur physique sont toujours
localisés quelque part : j'ai froid aux pieds ; j'ai mal
à la tête. –Au contraire, lorsque je suis
fâché ou joyeux, je ne le suis ni dans le pied, ni dans la
tête, ni dans la poitrine. Même un malaise
général peut exister à la fois dans toutes les
parties du corps ; tandis que la joie et la tristesse ne
résident en réalité dans aucune.
De même pour la cause : une fracture, une déchirure vient
de l'action du corps sur un organisme ; au contraire, la joie et la
tristesse viennent de la pensée ( d'une bonne ou mauvaise
nouvelle par exemple ). Je ne suis pas joyeux pour avoir mangé
un bon fruit, ni triste pour m'être brûlé : je puis
avoir de la joie pendant que mon corps souffre, et de la tristesse
pendant qu'il jouit. A la vérité, le plaisir peut rendre
joyeux et le douleur rendre triste ; mais on distinguera encore le
plaisir de la joie, la douleur de la tristesse.
L'œuvre
de Paul Janet