MORALE THEORIQUE

L'homme étant libre ( 248 ), c'est-à-dire ayant le pouvoir de se gouverner lui-même, de devenir maître de lui-même, il lui faut une règle d'action qui soit la loi de ce pouvoir et qui lui indique son but.
« Tous les êtres ont leur lois, dit Montesquieu ; la Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois ; les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois ; les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois ». ( Esprit des lois, 1 I, c. I.)
L'homme a donc sa loi comme les autres êtres de la création ; seulement ces êtres obéissent fatalement et aveuglément à ces lois qu'ils ignorent. Etant libre, doit au contraire connaître qu'elle est sa loi pour y obéir et la suivre fidèlement. Chercher quelle est cette loi et en déterminer la nature, tel est l'objet de la morale théorique.


CHAPITRE PREMIER
L'utile et l'honnête

494. Le principe de plaisir.
Il semble à l'homme, au premier abord, que cette loi soit imprimée dans sa nature même, et qu'il n'ait besoin ni de raison pour la connaître, ni de volonté pour la choisir. En effet, la nature le porte invinciblement à rechercher le plaisir et à fuir la douleur. Est-il besoin d'une autre loi que celle-là ? Qu'appelons nous bien ? n'est-ce pas ce qui nous procure du plaisir ? Qu'appelons-nous mal ? n'est-ce pas ce qui nous cause de la douleur ? Le bien peut-il être autre chose que le bonheur ? Le mal, autre chose que le malheur ? La morale peut-elle avoir un autre but que de nous apprendre à être heureux ?
On peut affirmer sans aucun doute que la morale nous apprend à être heureux et nous met sur le chemin du vrai bonheur. Mais ce n'est pas comme on pourrait le croire, en obéissant à cette loi aveugle de la nature qui nous porte au plaisir que l'on sera véritablement heureux. Le chemin qu'indique la morale est moins facile, mais il est plus sûr.
De très simples réflexions suffirons à nous faire voir qu'on ne peut dire d'une manière absolue que le plaisir soit le bien et que la douleur soit le mal. L'expérience et le raisonnement prouvent aisément la fausseté de cette opinion.
1° Le plaisir n'est pas toujours un bien et même il peut devenir un véritable mal, selon les circonstances. Réciproquement, toute douleur n'est pas toujours un mal, et peut même devenir un grand bien. Ainsi nous voyons, d'un côté, que les plaisirs de l'intempérance amènent avec eux la maladie, la perte de la santé et de la raison, l'abréviation de la vie. Les plaisirs de la paresse à leur tour, entraîne la pauvreté, l'inutilité, le mépris des hommes. Les plaisirs de la vengeance et du crime sont suivis du châtiment et du remords, etc. Réciproquement, on voit les douleurs et les épreuves les plus pénibles procurer des biens évidents. L'amputation nous sauve la vie, le travail énergique et pénible donne l'aisance, etc. Dans ces différents cas, si l'on considère les résultats, c'est le plaisir qui est un mal, c'est la douleur qui est un bien.
2° Il faut ajouter que, parmi les plaisirs, les uns sont bas, honteux et vulgaires, les autres, nobles et généreux. Le plaisir de l'ivresse est méprisable ; le plaisir de faire du bien aux hommes est délicat et élevé. Parmi les plaisirs de l'homme, il en est qui lui sont communs avec les bêtes, d'autres qui sont propres à l'homme. Mettra-t-on sur la même ligne les uns et les autres ? n'est-il pas convenable à l'homme de jouir du bonheur humain, et non de celui qui suffit à l'animal ?
3° Il y a des plaisirs très vifs, mais qui sont passagers et fugitifs, comme les plaisirs des passions. Il y en a d'autres qui sont durables et continus, comme ceux de la santé, de la sécurité, de l'aisance, de la considération. Sacrifiera-t-on ces plaisirs qui durent toute la vie à des plaisirs qui ne durent qu'une heure ?
4° D'autres plaisirs sont très vifs, mais également incertains et livrés au hasard, par exemple, les plaisirs de l'ambition ou les plaisirs du jeu ; d'autres, au contraire, plus calmes et moins enivrants, mais plus sûrs, par exemple, les plaisirs de la vie domestique, de la médiocrité dorée ( aurea mediocrita ), de l'économie, de la tempérance, etc.
On peut donc considérer aujourd'hui comme suffisamment démontré, par les innombrables analyses qui ont été faites avant nous, que le plaisir réduit à lui seul est incapable de servir de principe à une morale quelconque, et qu'il doit au moins céder la place au principe de l'utilité. En effet, le plaisir sans mesure, sans choix, sans prévoyance, le plaisir pris au hasard et selon l'instinct du moment, le plaisir recherché et goûté sous quelque forme qu'il se présente, le plaisir brutal et sensuel préféré à tout plaisir intellectuel, le plaisir ainsi entendu se détruit lui-même, car l'expérience nous apprend qu'il est suivi de douleur et qu'il se transforme en douleur. Un tel principe est donc contradictoire et succombe devant ses propres conséquences. Déjà chez les anciens, les défenseurs de la morale du plaisir, les épicuriens, avaient distingué deux espèces de plaisirs, qu'ils appelaient le plaisir stable et le plaisir en mouvement. Ils avaient remarqué que le plaisir des passions, qu'ils appelaient plaisir en mouvement, était un plaisir mélangé qui , en agitant l'âme, lui causait plus de douleur que de joie : le repos, la paix, l'insensibilité leur paraissaient bien supérieurs, et pour eux le souverain bien consistait exclusivement à ne pas souffrir, indolentia. Aussi a-t-on remarqué avec raison que cette morale voluptueuse de l'épicurisme, si séduisante en apparence, n'était au fond qu'un triste et morne ascétisme. Une branche de cette école plaçait le souverain bien dans le suicide, et l'on dit que Lucrèce a mis en pratique les préceptes de cette secte. Ces conséquences étranges de la morale voluptueuse suffisent à montrer que le principe du plaisir en lui-même est absolument insuffisant, s'il ne s'y joint quelque élément intellectuel pour en régler et en épurer l'usage et la jouissance.
Platon a démontré dans le Théétète que le plaisir, sans un sans un certain mélange d'intelligence et de sagesse, est comme s'il n'était pas. Sans intelligence, en effet, point de souvenir, point de prévision ; nous voilà donc privés et des plaisirs passés et des plaisirs futurs : et c'est à peine si l'on peut dire que, sans quelque réflexion, il soit permis de jouir du plaisir présent. Platon démontre en outre qu'il faut distinguer des plaisirs faux et des plaisirs vrais, des plaisirs mélangés et des plaisirs purs, des plaisirs nobles et des plaisirs honteux. Enfin, il est le premier qui ait eu l'idée d'une arithmétique des plaisirs « Protagoras, 357, Ed. H. Estienne. », idée que Bentham a plus tard réalisée avec une sagacité supérieure.
495. Le principe de l'utilité.
Bentham a montré que les plaisirs peuvent être comparés et classés à différents points de vue dont les principaux sont : la certitude, la pureté, la durée, l'intensité, etc. En effet, entre deux plaisir, l'un certain, l'autre incertain, la sagesse et l'expérience nous apprennent évidemment que c'est le premier qu'il faut choisir ; de même, entre le plaisir pur, c'est-à-dire sans mélange de douleur, et un plaisir mélangé, entre un plaisir durable, et un plaisir fugitif et passager, entre un plaisir très vif et très intense, et un plaisir médiocre et sans attrait, c'est évidemment la pureté, la durée, l'intensité que la raison nous apprend à préférer. Combinez maintenant ces différent rapports, ajoutez-y le nombre probable des plaisirs ; vous arriverez ainsi à former des règles dont l'ensemble compose l'art de la vie, et qui ont pour effet de nous assurer ce qu'on appelle vulgairement le bonheur, c'est-à-dire la plus grande somme de plaisirs possible avec le moins de douleurs possible.
On voit que cet art est un art entièrement empirique, qui ne s'élève pas un seul instant au-dessus d'une morale tout individuelle et toute subjective : car c'est toujours le plaisir, c'est-à-dire un certain état de conscience, qui est le seul objet, le seul but de la vie humaine. Point d'objet autre que nos sensations ; point de loi en dehors d'elles. Les différentes règles que nous offre cette morale ne sont que les moyens d'atteindre au but désiré, à savoir, le plaisir. Si la raison, la sagesse, l'intelligence, s'ajoutent à la sensation, comme le demandait Platon, ce n'est pas pour commander au plaisir, mais pour servir : ce ne sont que des auxiliaires, des instruments du plaisir. Cette doctrine semble s'élever au-dessus de la pure sensation en se donnant le titre de morale de l'utilité. Comme la sagesse vulgaire, elle nous apprend à préférer l'utile à l'agréable, la prudence à la passion. Mais au fond l'utile n'est jamais un bien par lui-même : il n'est et ne peut être qu'un moyen de se procurer l'agréable. La prudence, à son tour, n'est autre chose que l'art de satisfaire impunément ses passions.
Les utilitaires se sont quelquefois plaint qu'on ait imputé à leur doctrine deux vices contradictoires. Tantôt, disent-ils, on nous reproche de déchaîner les passions, d'entraîner les hommes au culte impétueux et désordonné de la volupté et des sens ; tantôt, au contraire, on nous reproche une morale sèche, froide, calculée, qui éteint tous les sentiments, toutes les émotions, toutes les impulsions de l'âme. N'est-ce pas là, dit-on, une contradiction ?
Cette contradiction n'est qu'apparente. Il est également vrai de dire que la morale du plaisir est une morale désordonnée et une morale desséchante ; qu'elle est violente, impétueuse, déréglée, et qu'elle est terne, glacée, rétrécie : ces deux accusations sont toutes deux vraies, selon que l'on considère le plaisir sans calcul ou le plaisir calculé. La morale voluptueuse et passionnée, par exemple celle d'Aristippe dans l'antiquité, celle de Calliclès dans le Gorgias de Platon, ou encore celle de quelques poètes et romanciers modernes, est en effet une morale qui, déchaînant toutes les passions, déchaîne en même temps tous les appétits. Elle ouvre aux sens une libre carrière, et par là descend quelquefois à des excès honteux ; mais par contre-coup, en affranchissant les passions de tout frein, elle a par là même une sorte de grandeur farouche, la grandeur de la nature ; elle a même une sorte d'innocence, l'innocence d'un torrent aveugle qui ne sait où il coule ; et enfin, par cela seul qu'elle ne fait aucune distinction entre les passions et les plaisirs, elle donne quelquefois carrière aux instincts généreux, et elle a ainsi une noblesse qui manque au froid calcul et à la vertu mercenaire. Au contraire, la morale du plaisir calculé a cela de supérieur à la morale passionnée, qu'elle demande aux passions et aux sens de subir un frein ; elle est donc plus convenable, et s'accommode mieux aux besoins et à l'ordre de la société. On peut dire même que, pratiquement parlant, et pour ce qui est de l'ordre vulgaire de la vie, la morale intéressée ne diffère pas beaucoup de la morale du devoir, si ce n'est quant aux maximes et aux principes. Mais si, sous ce premier point de vue, on peut trouver la morale utilitaire plus convenable que la morale passionnée, en revanche, précisément parce qu'elle soumet la passion au calcul, elle a moins d'élan, moins de noblesse et de générosité que la morale des passions. Peu à peu elle fait prédominer la crainte de la souffrance sur le désir du plaisir, et pour empêcher l'une elle tarit les sources de l'autre. De là ce caractère de sécheresse et de pauvreté morale qu'on a cent fois reproché aux utilitaires. De là même cette espèce d'austérité triste et vide qui caractérise la vie égoïste et que l'on a remarquée dans l'épicurisme. Ainsi, suivant que la morale du plaisir incline pour la passion libre ou pour le froid calcul, elle oscille entre la vie des brutes ou la vie morte d'une pierre ou d'un cadavre. Il n'y a donc nulle contradiction à reprocher à cette morale tantôt l'une, tantôt l'autre de ces conséquences.
On peut dire que la morale du plaisir réfute la morale de l'utilité, et que la morale de l'utilité réfute la morale du plaisir : en d'autres termes, ces deux formes d'un même principe se réfutent l'une l'autre. D'une part, les partisans de l'utilité reconnaissent qu'on ne peut s'en tenir au plaisir ; car pourquoi ne s'y tiennent-ils pas ? S'il faut faire un choix entre les plaisirs, c'est que le plaisir n'est pas un principe qui se suffise à lui-même. Mais, d'un autre côté, l'utilité non plus n'est pas un principe. Car, que signifie utilité ? ce qui sert à quelque chose. L'utile est un moyen ; ce n'est pas un but. C'est le but qui est le bien ; l'utile n'est que le moyen d'y arriver. Or, ce but, pour les partisans de l'utilité, ne peut être autre que le plaisir, c'est-à-dire ce principe même dont ils ont montré l'inanité. Si le plaisir est le bien, laissez-moi le chercher comme je l'entendrai, et c'est la morale voluptueuse qui a raison contre la morale utilitaire. Si au contraire, comme morale, il faut faire un choix entre les plaisirs, il me faut pour lui-même, puisque c'est lui qui doit être discipliné et gouverné.
496. Objections de Kant contre l'utilitarisme.
L'œuvre de Paul Janet