CONCLUSION

Nous avons réservé pour la fin de ce traité quelques questions que l'on traite d'ordinaire au début de la science, mais qui sont plus à leur place dans la conclusion, car on est alors en mesure d'en parler avec connaissance de cause. Ce sont, par exemple, la question de l'utilité et de l'importance de la philosophie et celle de ses rapports avec les autres sciences.
726. Importance de la philosophie.
Pour constater l'importance de la philosophie, il suffit de rappeler les grandes questions dont elle s'occupe : la nature de l'homme et de ses facultés ; les lois de l'intelligence dans la recherche du vrai ; les lois de la volonté dans la recherche du bien ; les lois de l'imagination dans la recherche du beau. Et enfin, au-dessus de tout cela, les premiers principes et les premières causes, et enfin la cause suprême, l'Etre absolu, Dieu. On peut contester la possibilité de résoudre de pareils problèmes, mais on ne peut en contester l'importance. La philosophie, au point de vue de l'exactitude, peut céder à beaucoup de sciences ; mais au point de vue de la valeur elle ne cède à aucune : « Il n'y a point de science qu'on doive estimer plus qu'une telle science. Car la plus divine est celle qu'on doit estimer le plus. La science qui traite des choses divines est divine entre toutes les sciences. Or la philosophie seule porte ce caractère… Toutes les autres sciences sont, il est vrai, plus nécessaires que la philosophie ; mais aucune n'est plus excellente qu'elle .Métaph. I,2 »
727. Unité de la philosophie.
Nous de voir quelle est la valeur intrinsèque de la philosophie. Considérons-en maintenant l'utilité. Cette utilité peut être considérée à deux points de vue : a) au point de vue de l'intelligence ; b) au point de vue de la volonté.
a) La philosophie exerce l'esprit à l'examen et à la discussion des questions abstraites. On peut dire sans doute qu'il en est de même de toutes les sciences : mais les autres sciences ont pour objet soit des faits matériels qui tombent sous les sens, soit des quantités rigoureuses qui sont assujetties à des mesures exactes : mais,, la plupart du temps, dans la vie, les questions portent sur des faits qui ne sont pas matériels et qui ne sont pas non plus des quantités précises : par exemple, la justice d'une cause, la convenance d'une résolution, le choix d'une opinion, l'appréciation des hommes, etc. Or, dans ces différentes questions, il y a toujours un certain nombre d'idées abstraites qu'il faut avoir appris à manier, à démêler et à comparer.
b) La philosophie est utile à la direction de la volonté : car elle apprend à l'homme à se connaître lui-même, suivant l'antique axiome. Elle lui apprend l'excellence de ses facultés, la dignité de sa nature, et lui apprend à ne traiter ni lui-même, ni les autres hommes comme des choses, comme des instruments, mais à respecter en eux et en soi la personnalité humaine, la liberté. Mais ce grand enseignement n'a pas de sens pour celui qui n'a pas étudié avec quelque détail la psychologie et la morale.
728. Objections contre la philosophie. Positivisme. Criticisme. Ecole historique.
Beaucoup d'objections ont été élevées de nos jours contre la philosophie, les uns partant du point de vue des sciences positives, les autres de l'esprit critique, les autres enfin de l'esprit historique. Quelle que soit la différence de ces points de vue, les difficultés proposées sont toujours à peu près les mêmes.
Suivant le positivisme il y a trois degrés, trois étapes dans la science humaine : ce sont l'état théologique, l'état métaphysique et l'état positif. Au premier degré, les hommes réalisent les causes des phénomènes dans les agents surnaturels ; au second degré, ils ramènent ces agents surnaturels à des entités métaphysiques et abstraites ( substances, forces, facultés, etc.) ; au troisième degré enfin, la science se concentre sur les faits et sur leurs rapports, c'est-à-dire leurs lois. Ainsi la science n'a pas d'autre objet que les faits, et l'on a bien soin d'entendre par là les faits sensibles et matériels. Quant à la philosophie, elle a pour objet les considérations générales de chaque science, c'est-à-dire les conceptions les plus abstraites auxquelles on est arrivé dans chaque ordre de sciences en partant des faits sensibles. Mais il n'y a pas de philosophie proprement dite, avant un objet particulier et spécifique.
Pour l'esprit critique il n'y a pas d'avantage de philosophie spéciale. « Saisir la physionomie des choses, voilà toute la philosophie. » ( Renan ). « La philosophie est moins une science qu'un côté de toute les sciences. Elle est l'assaisonnement sans lequel tous les mets sont insipides, mais qui a lui seul ne constitue pas un aliment… On sera mieux dans le vrai en rangeant le mot de philosophie dans la même catégorie que les mots d'art et de poésie. La plus humble, comme la plus sublime intelligence, a eu sa façon de concevoir le monde ; chaque tête de penseur a été à sa guise le miroir de l'univers. » ( Dialogues et Fragments, p. 287.) Dans cette pensée, la philosophie ne serait plus seulement, comme dans le positivisme, un extrait ou une résultante de toutes les sciences : elle serait la pensée, la poésie, la fantaisie animant et vivifiant toutes les sciences ; mais elle n'aurait pas davantage d'objet propre et particulier. Suivant d'autres interprète de l'esprit critique ( Grote par exemple, dans son livre sur Platon ), la philosophie n'est autre chose que l'art de discuter, l'examen contradictoire des opinions, ce que les Anglais appelle cross-examination. (Voy. Grote, Platon and other compagnons of Socrate ; 3 vol. I-8, London, 1865).
L'école historique se lie aux deux écoles précédentes et s'entend avec elles pour contester à la philosophie son droit de science spéciale et originale. Il n'y a pas d'homme en général qui puisse être l'objet d'une psychologie abstraite. Il y a des hommes qui sont différent suivant les lieux et suivant le temps : « j'ai vu dans ma vie, disait Jos, de Maistre, des Français, des Italiens, des Russes ; mais, quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie. (considérations sur la France, ch. V ) ». D'après les mêmes principes, il n'y aurait pas de morale abstraite et générale : la morale se compose des mœurs des nations, qui se forment par le temps et qui changent avec le temps. Quant à la métaphysique, l'école historique ne l'admet plus que l'école positive ; car elle ne tire pas plus de l'histoire qu'elle ne se tire de l'étude des faits positifs. Elle n'est donc, pour cette école comme pour l'école positive, qu'un tissu d'hypothèses chimériques et contradictoires.
On voit que les trois écoles précédentes ont une tendance commune à supprimer la philosophie comme science séparée, et à n'y voir autre chose que l'esprit des autres sciences, la résultante des sciences. On peut ramener à deux principes les objections élevées à ce point de vue contre la philosophie :
1° Elle étudie un homme abstrait, idéal, qui n'existe nulle part et qui n'est pas l'homme concret et vivant.
2° Elle étudie les causes premières, qui sont en dehors de toute expérience et sur lesquelles rien ne peut être dit de certain.

729. Réponse aux objections précédentes.
Nous répondrons à ces objections :
1° Sans doute il y a une philosophie mêlée à toutes les sciences, et qui en est l'âme, la pensée, et si l'on veut la résultante. Mais cette sorte de philosophie dégénérerait bientôt en vagues banalités ou irait se perdre dans des questions particulières de chaque science, si elle n'était pas constamment alimentée par la philosophie proprement dite, ayant son domaine propre et son objet essentiel. C'est ce que nous verrons plus loin en examinant le rapport de la philosophie et des sciences.
2° Sans doute il n'y a pas d'homme abstrait, d'homme en général ; et la psychologie, comme toute science abstraite, doit se compléter et se contrôler par les autres sciences qui s'occupent de l'homme, notamment la physiologie et l'histoire. Mais la psychologie, nous l'avons vu ( 10 ), repose sur ce fait initial et original, à savoir, que l'homme se connaît lui-même par la conscience et qu'il se nomme lui-même : je ou moi. La connaissance de soi-même ou le sens interne est un fait sans analogie avec aucun de ceux que les autres sciences étudient : il donne entrée dans un autre monde que le monde extérieur, dans le monde de l'esprit. Si on niait un tel fait, il faudrait dire que les autres sciences sont faites par un esprit qui ne se connaît pas, c'est-à-dire par un automate ; si au contraire, comme il faut l'admettre, celui qui les fait sait qu'il les faits, celui-là existe donc pour lui-même à titre de sujet pensant. Or, là est le fondement inébranlable de la philosophie. En supprimant ce fait et en absorbant la connaissance de l'esprit dans les études qui portent sur la nature ou sur l'homme extérieur, on supprime complètement tout un ordre de réalités, et la plus profonde, la plus certaine de toutes.
3° On conteste aussi la possibilité de la métaphysique, c'est-à-dire de la connaissance des causes premières et de ce que nous appelons l'absolu, l'Etre suprême, Dieu. Mais on ne peut contester la légitimité de ces notions supérieures sans les analyser en elles-mêmes, sans en déterminer la nature, la limite, la signification. Il y aura donc toujours au moins une métaphysique, celle qui porte sur l'analyse et la critique des idées premières : ce sera, si l'on veut, l'idéologie de Locke ou la critique de Kant. On peut contester telle métaphysique, mais on ne supprimera jamais la métaphysique. Quant à savoir si ces notions atteignent ou n'atteignent pas un objet en dehors de nous, c'est à la science elle-même de décider : mais pour cela il faut qu'elle existe.

730. Du progrès en philosophie.
La principale objection qui s'est élevée de nos jours contre la philosophie, c'est une science immobile qui se meut toujours dans le même cercle, qui n'a fait aucun progrès depuis l'antiquité. Pour répondre à cette objection il faudrait toute une histoire de la philosophie ; contentons nous d'indiquer quelques traits fondamentaux.
En psychologie, il est vrai que les grandes lignes de la nature humaine ont été indiquées et reconnues par les anciens. On peut cependant signaler comme progrès importants dans les temps modernes : 1° la psychologie expérimentale, établie comme science distincte par Locke, Condillac, l'école écossaise, Jouffroy, etc., et séparée de la physiologie et de la littérature « Le livre de Malebranche sur la Recherche de la vérité contient beaucoup de psychologie, mais toujours mêlée à la physiologie, à la métaphysique et à la littérature » ; 2° l'analyse et la théorie des sentiments et des inclinations « Malebranche, A. Smith, etc. » ;3° la théorie des signes dans leurs rapports avec la pensée « Locke, Condillac, de Gérando » ; 4° la théorie de la volonté libre « Maine de Biran, Kant » ; 5° l'analyse et la critique des idées fondamentales « Locke, Leibniz, Kant » ; 6° la théorie des lois de l'association des idées « Berkeley, Dugald-Stewart, Lain » ; 7° la théorie de la perception extérieure « Berkeley, Beid, Hamilton ».
En logique, il faut reconnaître que la logique déductive a été fondée d'une manière définitive par Aristote. Mais on ne peut nier que 1° la logique inductive ne date que de Bacon, et n'ait été développée par St. Mill ( Système de logique inductive) ; 2° la théorie des erreurs, ébauchée par Bacon, est évidemment l'œuvre de Malebranche ; 3° La théorie du témoignage et de la méthode historique est encore l'œuvre des temps modernes et appartient en quelque sorte à tout le monde.
En morale, on peut également citer comme conquête de la philosophie : 1° la théorie des sentiments moraux, œuvre admirable d'Hutcheson, D'Ad. Smith, de Ferguson, de Jacobi, en un mot du WVIII° siècle ; 2° la théorie de l'obligation morale, dégagée par Kant avec netteté et une hauteur incomparable ; 3° enfin la théorie des droits, telle qu'elle est sortie des admirables travaux de Grotius, de Montesquieu, de Rousseau et de Kant, et qui est le principe de la politique moderne.
Quant à l'esthétique, on peut dire que c'est une science toute moderne et presque contemporaine. Sans doute, dans l'antiquité, Platon, Aristote et Plotin ont eu d'admirables intuitions. Mais c'est le XVIII° siècle « Diderot, Hemsterhuys, Baumgarten » et le XIX° siècle « Kant, Cousin et Jouffroy », qui sont les vrais fondateurs de l'esthétique scientifique.
Dans le domaine de la métaphysique, il serait impossible de démontrer le progrès philosophique sans entrer dans l'histoire de la philosophie plus profondément que nous ne pouvons le faire ici : signalons seulement les points principaux. Platon fonde la théorie des Idées : c'est-à-dire que les choses sensibles n'ont de valeur que par leur participation avec leurs modèles intelligibles. Aristote transforme cette doctrine et y substitue celle de l'acte et de la puissance, de la forme et de la matière. Il montre la nature montant de forme en forme, par un progrès continu, jusqu'à la forme absolue qui ne contient plus aucune matière, jusqu'à l'acte pur qui ne contient plus aucune puissance. Descartes, amoureux de la clarté géométrique, substitue à l'opposition de la matière et de la forme une autre opposition, un autre dualisme : celui de la pensée et de l'étendue. Il n'y a que deux sortes d'êtres dans le monde : les corps et les esprits ; le corps, c'est la chose étendue ( res extensa ) ; l'esprit, c'est la chose pensante ( res cogitans ). Mais la différence fondamentale entre ces deux notions, c'est que je puis supprimer, si je veux, dans ma pensée, la chose étendue, tandis que je ne puis supprimer la chose pensante, l'esprit, le moi : Cogito, ergo sum. L'esprit est donc seul principe indubitable, tout revient à l'esprit. Leibniz admet la même vérité, mais il n'admet pas de choses étendues, purement inertes. Le fond de toutes choses, c'est la force ; rien n'est absolument immobile dans la nature : tout vit, tout s'anime, tout se meut. Les corps eux-mêmes se ramènent à des substances actives analogues à nos âmes ; ce que nous appelons matière n'est qu'un phénomène. Tandis que Leibniz insiste surtout sur l'individualité des êtres et ramène les composés à des simples qu'il appelle monades, Malebranche et Spinosa sont frappés surtout de l'unité des créatures, que Dieu restait seul comme cause unique et universelle ; l'autre supprime non seulement dans les êtres finis toute causalité, mais même toute substantialité, et les réduit à n'être que les modes de la substance infinie. Mais cette double exagération n'en avait pas moins l'avantage de faire ressortir le principe de l'unité universelle.
Enfin la philosophie allemande de notre siècle ( Kant et Hegel ), reprenant le principe de Descartes, à savoir le cogito, montre dans la pensée le principe dernier et absolu de toutes choses, et ne voit dans la nature elle-même qu'un degré inférieur de la pensée et de l'esprit ( 667 ) :c'est l'idéalisme de Platon repris et approfondi, auquel il ne manque pour être vrai que le sentiment de la personnalité, soit en l'homme, soit en Dieu ( Maine de Biran, et Schelling dans sa dernière philosophie ). Telles sont les phrases principales parcourues par la métaphysique, et cette simple esquisse suffira à montrer que cette science n'est pas aussi immobile et aussi stérile que le prétendent ses adversaires.
731. Rapports de la philosophie avec les autres sciences.
Philosophie n'est pas seulement une science ; elle est aussi, et en même temps, la science ses sciences. En effet, toutes les sciences humaines ans exception, sont le produit de la pensée : or la philosophie est la science de la pensée dans ses lois fondamentales. Non seulement la science, mais encore l'art et l'action pratique, en un mot tout ce qui est le produit de l'activité humaine trouve dans la philosophie son origine et sa raison. La philosophie a donc des rapports nécessaire avec toutes les sciences, et ces rapports sont de deux sortes : rapports généraux et rapports spéciaux : en d'autres termes, la philosophie a des rapports communs avec toutes les sciences en général, et de plus chaque partie de la philosophie a des rapports avec telle ou telle science en particulier.
732. Rapports généraux.
La philosophie entretient avec la science deux sortes de rapports généraux : 1° elle étudie en elle-même les idées fondamentales et premières qui sont à la base de chaque science et que chacune d'elles accepte sans les discuter et les critiquer ; 2° elle étudie les méthodes par lesquelles ces idées sont développées dans chaque science particulière. En un mot, elle a pour objet les principes et les méthodes.
1° Des principes. Chaque catégorie de sciences se ramène à une ou plusieurs idées premières qui sont l'objet propre de la science : l'arithmétique au nombres, la géométrie à l'étendue, la mécanique au mouvement, au temps, à la force, la physique et la chimie à la matière et aux corps, la zoologie et la botanique à la vie, la politique à la société, l'économie politique à la valeur, à la richesse, à la propriété, etc. Chacune de ces sciences prend ces principes pour accordés : elle les accepte, elle n'en recherche ni l'origine, ni la valeur, ou quand elle les discute, elle fait alors office de philosophie.
Or il n'y a pas une seule de ces idées que la philosophie n'étudie et dont elle ne recherche la signification, soit en métaphysique, soit en psychologie, soit en morale. La psychologie étudie ces idées dans leur origine et leur nature ; la métaphysique dans leur objet. La morale remplit le même office pour toutes les idées qui sont de son domaine.
De là autant de philosophies distinctes qu'il y a de sciences. La philosophie de la géométrie étudiera la valeur des axiomes et des postulats, la nature de l‘espace, l'origine des notions géométriques, etc. ; la philosophie de la mécanique étudiera la nature de l'idée de force, son origine en nous-même, la notion de mouvement, de masse, de durée, de vitesse, etc. La philosophie chimique recherchera les éléments premiers qui composent la matière, la question des atomes, la question de l'unité de matière, etc. La philosophie biologique étudiera la notion de la vie, si c'est la résultante de la matière inorganique, si elle est un principe spécial et nouveau, si elle est une force, une idée, un mécanisme, etc. Il en sera de même de la philosophie de l'histoire, de la philosophie du droit, de la philosophie de l'économie politique ; en un mot, il n'est pas une seule science qui n'ait sa philosophie : et cette philosophie elle-même trouvera ses principes soit dans la psychologie, soit dans la métaphysique, soit dans la morale.
2° Les sciences n'ont pas seulement des principes, mais encore des méthodes. C'est trop que dire, comme on le fait quelquefois, que la philosophie donne aux sciences leurs méthodes ; car les savants ont en général trouvé d'eux-mêmes ces méthodes sans avoir besoin pour cela de la philosophie. Il est vrai que plusieurs des inventeurs de méthodes dans les sciences ( Platon, Descartes, Leibniz « Platon passe pour avoir inventé l'analyse en géométrie ; Descartes a inventé la géométrie analytique ; Leibniz le calcul de l'infini. »), étaient en même temps de grand philosophes ; mais on ne peut dire si c'est leur génie scientifique qui a inspiré leur philosophie. Mais ce qui est certain, c'est que si les hommes trouvent spontanément les méthodes, c'est la philosophie qui vient ensuite en donner la théorie. Tous les hommes avaient fait des syllogismes avant qu'Aristote eût donné la théorie du syllogisme. Galilée faisait ses merveilleuses expériences sur la chute des corps au moment même où Bacon croyait inventer la théorie de l'expérience. La logique n'invente donc pas les méthodes, pas plus que la poétique n'invente l'art du poète ; mais elle en analyse les méthodes, comme la poésie analyse l'art des grands poètes ; et en analysant les lois de l'invention dans la science et dans les arts, elle en tire des règles à l'usage de ceux qui ne sont pas des inventeurs, mais qui travaillent sous la direction des maîtres.
733. Rapports spéciaux.
Si nous considérons maintenant les différentes parties de la philosophie, nous trouverons qu'elles ont chacune certains rapport plus intimes avec d'autre sciences.
1° Psychologie et physiologie. La psychologie a surtout des rapports avec la physiologie ( 14 ) particulièrement dans la théorie des sens, des instincts, enfin dans la théorie des rapports du physique et du moral.
2° Logique et mathématiques. La logique a des rapports généraux avec toutes les sciences : mais elle a surtout des affinités avec les mathématiques, au moins dans sa partie déductive. Les mathématiques sont elles-mêmes une espèce de logique ; et Leibniz a pu dire que la géométrie est une extension de la « logique naturelle ».
3° La morale et jurisprudence. Politique, économie politique. La morale se rattache au sciences sociales, comme la psychologie se rattache aux sciences physiologiques et naturelles. La jurisprudence repose sur l'idée du droit ; la politique, sur l'idée de la société ou de l'Etat ; l'économie politique, sur l'idée de travail et de propriété. Il n'y a pas une de ces idées qui n'ait son fondement dans la morale. La morale enfin a encore des affinités importante avec l'histoire, soit que l'histoire lui fournisse des faits et des expériences qui lui servent pour établir ses doctrines, soit que la morale fournisse à l'histoire des principes pour juger les hommes et les évènements.
4° L'Esthétique a peu de rapport avec les sciences, si ce n'est dans ces applications particulières, par exemple la peinture et la sculpture avec l'anatomie, l'architecture avec la géométrie, et la musique avec la physique. Mais l'esthétique en général a plutôt rapport aux arts qu'aux sciences ; et il est inutile de dire qu'il n'y a pas d'esthétique sans connaissances spéciales sur les différents arts, et réciproquement que la théorie des arts suppose les vues générales que l'esthétique puise dans la psychologie, c'est-à-dire dans l'analyse de l'âme.
5° Métaphysique. Quant à la métaphysique, qui est essentiellement la philosophie première, c'est-à-dire qui est au sommet de toutes les sciences, c'est d'elle surtout que l'on peut dire qu'elle est la science des sciences. Nous n'avons rien de plus à dire ici que ce que nous avons dit plus haut ( 659 )sur les rapports généraux de la philosophie avec toutes les autres sciences.
734. La philosophie, la poésie et la religion.
La philosophie n'a pas seulement des rapports avec les sciences : elle en a encore avec deux des plus grandes fonctions de l'âme humaine, la poésie et la religion. Toutes trois ont pour objet final l'idéal et le divin : mais l'une, la philosophie, poursuit ce but par l'examen et la libre réflexion ; la religion, par la foi ; la poésie par l'imagination et la fiction.
Le philosophe pense ; l'homme pieux croit et adore ; le poète chante et rêve : mais c'est un même souffle, un même Dieu qui les anime tous les trois.



FIN


L'œuvre de Paul Janet