PHILOSOPHIE DU BONHEUR

AVANT-PROPOS

Il y a deux sortes de philosophie : la philosophie abstraite et la philosophie de la vie. Je voudrais les distinguer l'une de l'autre par quelques-uns de leurs caractères, le livre que nous donnons ici au public se rapportant plutôt à la seconde qu'à la première de ces deux sortes de philosophie.
La philosophie abstraite ou scientifique cherche les lois les plus générales et les principes les plus simple de la nature des choses : appliquée à l'homme en particulier, elle démêle les éléments primitifs de sa constitution, les lois universelles de son être, enfin toutes les conditions de sa constitution intellectuelle et morale dans ce qu'elles ont de plus simple et de plus abstrait. La philosophie de la vie s'applique aussi à l'homme ; et même elle n'est que l'étude de l'homme ( car je parle ici de la théorie des êtres vivants, qui est une des parties les plus élevées de la philosophie scientifique ) ; mais dans l'homme, cette sorte de philosophie seconde que j'ai en vue s'intéresse plus aux manifestations des facultés elles-mêmes, considérées dans leurs lois constantes et générales : elle s'intéresse surtout au développement de la vie, à l'épanouissement de la nature humaine, dans les diverses conditions où elle peut se trouver placée. Elle n'étudie pas l'homme comme un objet abstrait et étranger, comme un cadavre ; mais elle est en quelque sorte le souvenir réfléchi des expériences intérieures, un retour de la vie sur elle-même, et la description des états variés dont est affectée l'âme humaine dans son contact avec les choses réelles. Aussi cette sorte de philosophie est-elle en quelque sorte infinie ; elle peut se recommencer indéfiniment : car il y a toujours du nouveau dans l'homme, comme il y a toujours en lui une partie éternelle et immobile.
La philosophie de la vie est obligée d'emprunter une partie de ses données à la philosophie savante. Car, d'où partirait-elle ? Mais elle s'en distingue néanmoins par l'usage qu'elle fait de ces données. Beaucoup de questions curieuses et essentielles pour la psychologie abstraite ont peu d'intérêt dans la philosophie de la vie ; mais, réciproquement, ce qui est secondaire pour la première devient essentiel pour la seconde. Ainsi, pour la philosophie abstraite, être riche ou pauvre est un accident insignifiant ; mais pour la philosophie de la vie, c'est une distinction d'assez grande importance. Le caractère ne joue qu'un rôle accessoire dans la psychologie abstraite ; c'est cependant un fait très-considérable dans la vie réelle : la philosophie de la vie doit donc s'en occuper. Ce qu'on appelle le monde n'a rien à voir dans un traité de pure idéologie : car l'idée de cause ou l'idée de substance est la même dans un salon ou dans une forêt. Il n'en est pas de même dans la vie humaine telle qu'elle est ; et les conditions mondaines sont des circonstances capitales qui font varier en nous les phénomènes de la vie. Je ne dis pas que ces deux philosophie ne se rencontrent pas souvent, par exemple, dans la théorie et l'analyse des inclinations et des passions. Mais l'une s'appliquera surtout à décomposer et à classer les passions ; l'autre nous les montrera dans leur jeu, dans leurs mouvements, dans leur effets.
On peut avoir beaucoup de goût pour la philosophie de la vie sans cesser d'aimer pour cela la philosophie savante. Ces deux goûts n'ont rien de contradictoire. Ce n'est peut-être pas dans le même moment qu'on les aime toutes deux, comme on ne peut pas aimer dans le même moment la musique et le mathématiques.« Annotations Andre p.j. Je pense que ce sont des zones du cerveau différentes et elles ne doivent pas pouvoir être sollicitées fortement en même temps »Mais pour les aimer à des moments différents, on n'est pas infidèles à l'une ou à l'autre. La philosophie n'est pas aussi jalouse que l'amour : elle permet la diversité des objets.
La philosophie savante a des séductions qui lui sont propres ; et même il semble, une fois qu'on y est entré, qu'elle séduise d'autant plus qu'elle est plus subtile et plus abstraite, semblable en cela aux plus hautes mathématiques« Annotations Andre p.j. Puisque la logique est composée de mathématiques ; puisqu'il y a plusieurs sortes de philospohie, donc de logiques qui se différencient dans des endroits distinct de notre cerveau. Il y a donc plusieurs sortes de mathématiques qui ont des lois différentes et qui ne peuvent atteindre leur apogée en même temps. Si j'attaque un problème sous une logique commerciale j'occulte l'aspect logique de l'esprit ou logique scientifique. », qui sont d'autant plus entraînantes, et je dirais presque plus enivrantes, à mesure qu'elles s'éloignent davantage de toute forme et de toute couleur. C'est ainsi que le philosophe Kant, si repoussant par son aspect barbare, exerce sur l'esprit une sorte de fascination et de prestige, une fois qu'on s'est exercé à suivre les replis tortueux de sa pensée profonde et téméraire.
Mais quelque charme que puisse avoir la pure science, on peut s'en contenter toujours ; et, lorsqu'on est resté quelque temps dans ces régions sereines, mais froides et désertes, on éprouve le besoin de se retremper aux flots de la vie réelle. L'abstrait nous glace ; et la variété infini de la réalité, même avec ses abîme de tristesse et de douleur, appelle à son tour notre inquiète curiosité.
Les plus grand philosophes nous apprennent par leur exemples à ne pas séparer la science philosophique de la philosophie de la vie, Bacon, par exemple, après avoir tracé dans ses livres immortels les lois de l'esprit scientifique, écrivait ses Essais de morale et de politique, où il décrit avec un sens vif et si aiguisé les mœurs et les caractères des hommes. Malebranche, dans la Recherche de la vérité, a traité des inclinations et des passions de la manière la plus libre et la plus aimable. Qu'est-ce que les Essais de Montaigne sinon une philosophie de la vie ? Pour remonter jusqu'aux anciens, Platon n'est pas plus grand par sa subtile et hardie dialectique, que par la merveilleuse connaissance qu'il a des mœurs humaines, de nos sentiments et de nos passions. Enfin Aristote, que l'on ose à peine nommer ici, tant son nom a été associé par un préjugé absurde à l'idée de pédantisme, Aristote n'est pas seulement le plus grand génie scientifique de l'antiquité, mais aussi le plus grand connaisseur de la vie humaine : en particulier, sur le problème même qui nous occupe en ce livre, il a pénétré plus avant qu'aucun autre philosophe, et nous devons dire, au risque de discréditer d'avance notre livre aux yeux des lecteurs légers, qu'il a été, avec l'expérience, notre principal guide.
Il faut convenir que de nos jours ces recherches autrefois si goûtées sur la vie humaine, sur les mœurs, les caractères, les inclinations, ont perdu beaucoup de leur faveur et de leur crédit. C'est ce qu'on appelle des vérités moyennes, des vérités secondes ; on veut des vérités plus abstraites, plus rigoureuses, plus semblables à celles des sciences positives. On dit que ces sortes de vérités surannées étaient bonnes pour les âges oratoires ; mais qu'elles ne conviennent plus aux siècles scientifiques dans lesquels nous entrons. Je ne puis m'associer à des critères si peu sensées. L'esprit scientifique est une grande et belle chose : mais il ne faut pas qu'il envahisse tout, et qu'il déconsidère d'autres formes plus libres de la pensée humaine, laquelle est trop vaste pour être embrassée tout entière dans des cadres et les formes d'un système rigoureux. On voit trop prédominer aujourd'hui la disposition contraire. L'esprit des sciences positives et démonstrative tend à se répandre là même où il est le plus déplacé, et la critique littéraire elle-même semble aspirer à n'être plus qu'une branche de la physiologie.
Il est une autre cause du peu de goût qu'inspirent quelquefois à de bon esprits les problèmes dont je parle. Depuis plus d'un siècle, les esprits se sont portés avec une grande ardeur vers les questions sociales et politiques. On s'est intéressé plus que jamais à l'humanité, à son passé et à son avenir. Devant la grandeur et l'immensité de ces nouveaux problèmes, les questions relatives à la vie morale, à la vie intérieure ont paru petites : traiter du gouvernement de l'âme, de la direction de ses penchants, du but de la vie, paraît à quelques esprits un retour frivole vers le passé ; ils craignent qu'on ne les ramène à Rollin.
Ce n'est pas nous qui diminuerons l'importance des problèmes sociaux et politiques, mais il ne faudrait pas que l'esprit humain, en s'enrichissant d'un côté, s'appauvrit de l'autre. Sous ce rapport, quelque admiration, je dirais presque quelque amour que mérite la philosophie du dix-huitième siècle, on est obligé d'avouer qu'elle a trop laissé se perdre les traditions de sévérité morale, et de scrupule sur soi-même des âges précédents, qu'elle a trop oublié l'homme pour la société, et l'âme source de tout droit et de toute vie pour l'Etat ou le genre humain. Quel progrès de Bossuet à Montesquieu, si l'on regarde la philosophie sociale, politique, historique ! Mais si l'on regarde la philosophie de l'âme, quelle décadence de Pascal à Voltaire ! Je ne sais quel sera plus tard le caractère distinctif du siècle où nous vivons, et on l'a si souvent défini, qu'il est devenu impossible de le reconnaître à tant de signalement contradictoires ; mais peut-être l'un de ses caractères est-il de recueillir toutes les forces des âges précédents, et de ne rien laisser perdre de ce qui peut faire vivre l'humanité : inspirés par cette pensée, nous nous sommes efforcés de suivre de loin, dans la mesure de nos forces, l'exemple et la tradition de nos grands moraliste français ; nous nous sommes demandé si, maintenant que l'on connaît si bien la nature et l'humanité, on se connaîtrait encore un peu soi-même. Or, quel problème plus propre à nous faire réfléchir sur nous-même et sur notre vie, que le problème du bonheur, problème qui intéresse tous les hommes sans exception, dans tous les temps, dans tous les lieux, à tous les âges de la vie ?
C'est au sortir des ruines de la Révolution française, que madame de Staël écrivait son éloquent ouvrage De l'influence des passions sur le bonheur. Nul doute que le stoïcisme sombre de cet ouvrage ne fût inspiré par le cruel souvenir de 93. En Allemagne, quelques années plus tard le philosophe Fichte traitait en chaire de la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, et son mysticisme exalté était dû sans doute au spectacle des abaissement de la patrie. Vers le même temps, mais en France, un ingénieux philosophe, M. Droz, écrivait son charmant Essai sur l'art d'être heureux, où il semble qu'il ait eu pour but d'éloigner l'âme des grands bruits du monde et des évènements extérieurs, pour la ramener à la vie privée, aux joies domestiques. Pour remonter beaucoup plus haut, à Rome, ce fut sous la tyrannie de Néron que Sénèque écrivit son traité de la Vie heureuse ; saint Augustin traita le même sujet à l'époque de l'invasion des barbares ; Boèce enfin écrivit en prison sa Consolation philosophique. Nous n'avons à craindre ni Néron ni les barbares ; et, grâce au ciel, nous ne somme point en prison. Mais, dans un assez court espace de temps, nous avons vu déjà trois révolutions. Beaucoup d'hommes vivant encore en ont vu huit ou dix. Quand il ne s'en fait plus chez nous, il s'en fait chez les autres peuples ; enfin nous sommes bien dans ce temps que le génie prophétique de J. J. Rousseau avait défini d'avance : « l'âge des crises et le siècle des révolutions. »
Dans ce trouble de la destinée universelle, comment ne pas reporter ses regards sur la destinée individuelle ? Comment ne pas essayer de trouver en soi-même ce point d'appui qui fait défaut au dehors ? Combien de fois, l'œil fixé sur ces mystérieuses profondeurs de l'avenir, sur ces ténèbres qui cachent la destinée de ceux qui viendrons après nous, combien de fois ne nous est-il pas arrivé de nous replier sur nous-même en disant : « A chaque jour suffit sa peine ; c'est assez pour l'homme de voir clair à quelques pas autour de lui, et de se gouverner lui-même. Apprendre à régler sa vie est un problème qui suffit aux humbles, que dis-je ! qui souvent est au-dessus des forces des plus grands ; appliquons-nous à ces problèmes, efforçons-nous d'être heureux et sages. » Mais ici de nouvelles ténèbres s'élèvent devant nous : Qu'est-ce que le bonheur ? Y en a-t-il ici-bas ? Quelle est au juste la part de bien ou de mal, de plaisir ou de douleur, de grandeur ou de misère qu'il y a dans toutes les choses de la vie, soit au dedans, soit au dehors de nous ? La vie enfin est-elle à elle-même son dernier mot ? C'est à ces vieilles et éternelles questions que nous avons consacré les pages qui suivent, et chemin faisant elles ont soulevé beaucoup d'autres plus ou moins liées avec elles mais se rattachant toutes à l'étude philosophique de la vie. Puissions-nous avoir décrit et analysé cette vie avec assez de fidélité pour que chacun s'y reconnaisse et y trouve quelque image de sa propre existence ! Puissions-nous avoir donné quelques bonnes raison de l'aimer, ou tout au moins de la supporter, d'en espérer une suite meilleure et en attendant, d'en faire un solide et honnête usage ! Ce sont là de bien modestes résultats dans ce temps de haute ambition intellectuelle ; ils nous suffisent cependant, et nous craignons encore qu'ils soient bien au-dessus de nos forces. Mais c'est assez de dire ce que nous avons voulu faire : le lecteur verra si nous l'avons fait.

CHAPITRE PRELIMINAIRE
QU'EST-CE QUE LE BONHEUR ?

Les hommes sont souvent dupes d'une singulière contradiction. Ils se plaignent volontiers d'être malheureux ; mais ils croient posséder tous le vrai secret du bonheur ; ils envient le sort du voisin, tout en critiquant sa manière de vivre : ils se plaignent de ne pas être l'objet des faveurs de la fortune, ils le plaignent d'y attacher tant de prix ; enfin dans un même moment ils disent d'un homme qu'il est bien heureux, mais qu'ils ne voudraient pas être heureux comme lui, satisfaisant à la fois ces deux penchants misérables de notre nature, le plaisir de se plaindre et le plaisir de blâmer autrui.
Il est aisé de rendre raison de cette apparente contradiction. Les évènements ne dépendent pas de nous ; mais la manière dont nous jugeons les choses nous appartient et nous est propre. Il n'y a point de honte à reconnaître que les événements ne sont point tels que nous les voudrions ; mais il y a une certaine honte à se tromper. De là vient que nul ne rougit de se dire à soi-même qu'il n'est pas heureux ; car est-ce notre faute si la fortune nous néglige ? mais on ne voudrait pas s'avouer ni avouer aux autres qu'on ne sait pas où est le bonheur, qu'on poursuit une ombre vaine, qu'on est dupe de son imagination, enfin qu'on ne juge pas sainement : car l'erreur, quoiqu'elle ne soit pas toujours volontaire, est cependant une faiblesse que l'on n'aime pas à reconnaître en soi, mais que l'on découvre dans les autres avec un plaisir infini.
Non-seulement nous ne sommes pas blessés dans notre amour-propre, quand nous voyons la fortune trahir nos espérances, mais par un raisonnement secret, nous sommes tentés de croire que c'est une distinction de n'être pas aussi heureux que les autres hommes. Le bonheur a quelque chose de sot, dont nous faisons fi par réflexion, quoiqu'il soit d'ordinaire assez bien venu quand il arrive. Nous nous savons gré d'être l'objet des rigueurs du destin de même qu'un esprit fier s'enorgueillit de ne point être recherché par les faveurs du pouvoir. Il nous semble qu'il n'y a qu'un personnage de quelque importance qui puisse mériter d'aussi grandes injustices de la part de la destinée ; et de même que l'ostracisme dans les républiques antiques était un titre d'honneur pour les grands citoyens, de même les persécutions de la fortune ont quelque chose d'honorable et qui relève.
Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile, ni même possible de se croire persécuté, et qu'il est telle situation si évidemment prospère qu'il serait difficile de se plaindre. Mais comme il faut que l'amour-propre se retrouve partout, voici comment il opère : il fait deux parts dans notre fortune : ce que nous avons, et ce nous n'avons pas. La première vient de notre mérite, la seconde de l'injustice des évènements. Nous jouissons de la première comme d'un dû, sans y penser, et nous prenons soin de raviver continuellement en nous la pensée de la seconde, afin d'avoir à quoi nous prendre pour nous paraître victimes à nos propres yeux. Et par une contre-partie naturelle, nous faisons le même partage dans la fortune d'autrui ; nous distinguons aussi chez les autres ce qu'ils ont reçu, et ce qui leur manque ; mais cette fois nous attribuons à l'aveuglement de la fortune les biens qu'elle leur donne, et à sa clairvoyance fortuite ceux qu'elle leur a refusés.
Tels sont les égarements des hommes, quand ils comparent leur destinée à celle d'autrui : ces égarements ne sont pas moins étranges, comme nous l'avons dit, lorsqu'il s'agit de juger non plus de la fortune, mais de la sagesse de nos semblables, et d'apprécier à leur vraie valeur leurs opinions sur la vie, témoignées par leur manière de vivre.
Ecoutez la plupart des conversations humaines ; vous verrez que leur principal sujet est presque toujours la critique du genre de vie des absents : « Un tel est riche, dit-on, mais que lui sert d'être riche à vivre d'une telle manière ? En vérité, pour se priver de tous les plaisirs de la vie, autant être débarrassé de tous les soins que donne la conservation de l'argent. On comprend l'économie, mais la parcimonie est aussi honteuse que ridicule. Un tel vit grandement ; mais quelle place reste-t-il pour le bonheur dans cette fastueuse ostentation ? Cette solennité d'étiquette, cet attirail de valet de tout rang et de tout emploi, ce va-et-vient incessant de visites et de réceptions, cette vie à fracas, toute en dehors, grand Dieu ! est-ce là le bonheur ? et n'est-ce pas plutôt un châtiment public, infligé à la cupidité et à l'orgueil ? » Ainsi, l'avarice et le luxe, la simplicité et l'ostentation, tout est matière à critique, et n'espérez pas échapper au blâme, en choisissant un certain milieu, car il n'y a point de milieu, excepté toutefois celui que votre critique a su trouver ou saurait trouver s'il était à votre place. C'est ainsi que les hommes se jugent les uns les autres, blâmant tous la voie qu'ils ne suivent pas. Les libertins pleins de feu et de jeunesse, tout entiers à la poursuite des plaisirs désordonnés, raillent les tristes plaisir de ceux qui pâlissent sur les livres et les fades douceurs de la vie domestique ; et le savant qui ne connaît les passions que par ouï-dire, ou dont le cœur éteint les a oubliées, prend en pitié cette ignorante jeunesse, « que le tombeau engloutit tout entière, et dont il reste à peine un souvenir. »
Ce préjugé universel devrait nous prémunir contre la tentation de dire notre avis sur un problème, qui paraît si peu susceptible de solution ; car on est à peu près sûr d'avoir contre soi autant d'adversaires que de lecteurs. Chacun en effet a sa manière de concevoir le bonheur, et soutient que c'est la bonne. En intervenant dans ce débat, vous paraissez atteint de la même manie que les autres hommes et vouloir leur persuader ce qui ne se persuade pas, la vérité d'un goût et d'un sentiment particulier. Le philosophe qui, après avoir blâmé et critiqué toutes les illusions des hommes, les invite à écouter ses propres rêverie, ne ressemble-t-il pas à ce fou qui se raillait de son camarade et disait : « Ce malheureux croit être le fils de Dieu ; je sais mieux que personne qu'il se trompe, moi qui suis le Père éternel. »



L'œuvre de Paul Janet