LOGIQUE APPLIQUEE
METHODOLOGIE

SECTION II
LOGIQUE APPLIQUEE METHODOLOGIE

La seconde partie de la logique traite des moyens d'arriver à la vérité, c'est-à-dire des méthodes. Nous avons donc à étudier d'abord la méthode en général, puis la méthode dans différentes sciences.
CHAPITRE PREMIER
De la méthode en général. –Analyse et synthèse. –Méthode des sciences exactes.
Quelque objet que les hommes poursuivent, soit un but à atteindre, soit une vérité à découvrir, ils ne peuvent réussir à obtenir ce qu'ils désirent s'ils agissent à l'aventure et au hasard. En effet, les objets de la connaissance sont des plus complexes ; entrelacés les uns dans les autres, ils forment un ensemble confus, et pour ainsi dire un chaos. Les premiers guides auxquels les hommes obéissent sont les sens et l'imagination ; ils croient à tout ce qu'ils voient, à tout ce qu'ils rêvent. De là ces conjectures plus brillantes que vraies qui composent les systèmes des premiers sages, de là ces préjugés qui enveloppent toutes les sciences à leur débuts. Mais les hommes avertis par l'expérience ne tardent pas à s'apercevoir que les sens et l'imagination sont des guides peu sûr : ils remarquent les cas où ils se sont trompés, ceux où ils ont atteint le vrai ; ils composent ainsi un certain nombre de règle pour mieux faire à l'avenir : il simplifient de plus en plus ces règles, ils en forment un corps de doctrine, et c'est ce qu'ils appellent des méthodes.
La méthode est donc l'ensemble des règles à suivre, ou des moyens à employer pour découvrir la vérité quand on l'ignore, ou de la démontrer quand on la possède.
Annotation Apj : ( d'où méthode d'analyse dans mon texte ).

374.Unité de la méthode.

Sans doute, c'est à la force de l'esprit, c'est à l'aptitude naturelle que les sciences doivent la plus grande part de leur découvertes. La plus belle méthode ne remplacerait pas le génie. Descartes se fait illusion lorsqu'il croit qu'il n'a dû qu'à la méthode les grandes inventions qu'il a trouvées dans les sciences : car il fallait précisément trouver la méthode ; et d'ailleurs, mettez cette méthode entre les mains d'un homme ordinaire, il n'inventera jamais pour cela la géométrie analytique. Mais ce qui est très vrai, c'est que le génie tout nu ne suffit pas pour découvrir la vérité, lorsqu'il s'y prend mal. Descartes lui-même en est une preuve, car autant il a vu juste en géométrie, autant il s'est trompé en physique : ce n'était pas faute de génie, mais faute de méthode, ayant cru à tort que la même méthode convient à la fois et dans les mathématiques et dans la physique. Son hypothèse des tourbillons est une hypothèse de génie ; mais il a eu tort de croire qu'il fallait aller des causes aux effets, tandis que newton fit voir plus tard qu'il fallait aller des effets aux causes. Ainsi la méthode ne suffit pas sans le génie, et le génie ne suffit pas sans la méthode. ( contre les méthodes, voy. Les vues ingénieuses et perçantes de Jos. De Maistre dans son examen de Bacon I ch II : ( Le génie est une grâce ) dit-il. Oui sans doute ; mais l'invention des méthodes est aussi une œuvre de génie ; et elles servent ensuite à ceux qui ne les ont pas inventées, et qui ne les inventeraient pas. )
On a comparé la méthode à un instrument ( organum ) qui sert à l'esprit, comme les outils à la main.
( Si les hommes, dit Bacon, n'eussent voulu exécuter tous les travaux mécaniques qu'à l'aide de la main, il n'eussent pu mouvoir qu'une très petite masse. Supposons qu'on ait dessein de transporter un obélisque d'une grandeur extraordinaire… Il est impossible sans le secours des instruments et des machines d'augmenter la force de chaque individu… )
Il en est de même dans le domaine de l'esprit. Il y a cependant cette différence entre les instruments matériels que l'homme emploie pour suppléer à la faiblesse de ces mains et l'instrument de l'esprit, que les uns sont tout extérieurs à l'homme tandis que l'autre est inhérent à l'esprit lui-même. L'esprit n'invente pas la méthode ; il la découvre par l'observation, en étudiant la développement naturel de ces facultés.
On ne peut douter que la méthode ne soit utile, mais est-il utile de donner une théorie de la méthode ? Ne faut-il pas laisser à chacun le soin de se faire sa méthode à soi-même ? C'est ce qu'ont fait les grands génies ; ils doivent leurs découvertes à leurs méthodes ; mais leur méthode même fait partie de leurs découvertes. Nous répondrons qu'il faut laisser sans doute à la spontanéité de chacun sa libre direction, mais il faut aussi songer que tous les esprits ne sont pas capable de trouver eux-même une méthode qui les conduisent à la vérité. Il est bon que les règles leur en soient apprises par ceux qui les ont découvertes et qui en ont donné les exemples. C'est la querelle de la théorie et de la pratique. Les réflexions sur l'art d'écrire apprennent à écrire. Pourquoi les réflexions sur l'art de penser n'apprendraient-elles pas à penser ? Tous les grands philosophes ont été préoccupés de l'importance des méthodes, et l'ont prouvé en donnant des règles à ce sujet. Pour ne parler que du XVII° siècle, Bacon donne son Novum organum, Descartes son Discours de la méthode, Pascal son Art de persuader, Malebranche sa Recherche de la vérité, Newton ses Reguloe philosophandi. La logique de Port-Royal peut être elle même considérée comme un ouvrage sur la méthode. Comment admettre que tant de grands hommes aient attaché tant de prix à des conceptions inutiles ?

375. Analyse et synthèse

Toute méthode peut se ramener à deux procédés essentiels : l'analyse et la synthèse. Ses deux termes ont été employés par les logiciens dans les deux sens bien différents : ce qui jette beaucoup d'obscurité sur la théorie de la méthode. Expliquons ces deux sens en montrant d'abord la différence ; nous verrons ensuite s'ils peuvent se réduire à un seul.

376. Analyse, méthode de décomposition.

- 1° Dans le premier sens, celui qui depuis Condillac, est le plus généralement répandu, l'analyse est une méthode de décomposition, et la synthèse une méthode de recomposition. Un tout m'étant donné : si j'en cherche les différents éléments, je l'analyse ; si avec ces éléments je reconstruits le tout, je fais une synthèse. Par exemple : « Que je veuille connaître une machine, dit Condillac, je la décomposerai pour en étudier séparément chaque partie. Quand j'aurai de chacune une idée exacte, et qu je pourrai les remettre ensuite dans le même ordre où elles étaient, alors je concevrai parfaitement cette machine, parce que je l'aurai décomposée et recomposée. »
« Annotations A.p.j. : on remarque l'utilisation d'une logique déductive, qui commence par un inventaire de ce qui est, a aucun moment on mélange l'analyse avec des éléments provenant d'autres machines ce qui introduirait une logique comparative. »
C'est ainsi qu'en chimie, on fait l'analyse de l'eau en la ramenant à ses élément, oxygène et hydrogène, et la synthèse, en rapprochant ces éléments de manière à en refaire de l'eau. C'est ainsi que je fais l'analyse d'un livre, en le décomposant en ses différentes parties ; l'analyse d'un sujet proposé, en dégageant les idées distinctes dont il se compose. Descartes donne la règle de cette opération lorsqu'il dit : « Diviser chaque difficulté en autant de parcelles qu'il se pourra faire pour la mieux résoudre. »

377. Analyse, méthode de régression.

2° Dans le second sens, qui est celui de la Logique de Port-Royal et des anciennes logiques, l'analyse est une méthode régression, qui consiste, étant donnée une question, à remonter de cette question à ses conditions et de celles-ci aux conditions antérieures, jusqu'à ce qu'on ait trouvé le principe dont la solution dépend. La synthèse, au contraire, est une méthode qui, de ce même principe, redescend à la proposition cherchée comme une conséquence.
« Ces deux méthode, dit la logique de P.- Royal, différent comme le chemin qu'on fait en montant d'une vallée en une montagne de celui qu'on fait en descendant de la montagne dans la vallée, ou comme différent les deux manières dont on peut se servir pour prouver qu'une personne est descendue de saint Louis, dont l'une est de démontrer que cette personne a tel père, qui était le fils d'un tel, et celui-là d'un autre ; et l'autre de commencer par saint Louis et de montrer qu'il a eu trois enfants, et ces enfants d'autres, en descendant jusqu'à la personne dont il s'agit. »
Cet exemple prouve clairement que l'analyse n'est pas toujours une méthode de décomposition : car supposons que je demande si tel prince de Parme ( l'élève de Condillac, par exemple ) descendait de saint Louis, qu'aurai-je à décomposer pour répondre à la question ? Ici, il ne peut être question de décomposition mais de régression. Dans le cas particulier dont il s'agit, j'emploierai l'analyse s'il s'agit de trouver une généalogie inconnue, et la synthèse s'il s'agit de l'expliquer après l'avoir trouvée « Les chercheur de succession ( profession, dit-on, assez lucrative ), emploient cette méthode pour retrouver la généalogie d'une personne morte intestat. ». Aussi disait-on que l'analyse était une méthode d'invention ou de résolution, et la synthèse une méthode de doctrine ou d'enseignement.

378. Analyse des géomètres.

Pour bien comprendre ce second sens du mot analyse, il faut remonter à son origine et expliquer ce que l'on appelle l'analyse des géomètres.
En effet, ce sont les géomètres grecs qui ont introduit ces expression d'analyse et de synthèse ; c'est d'eux qu'elles ont passé dans la logique, pour se transformer peu à peu, comme nous l'avons vu.
Voici, d'après le géomètre grec Pappus, la définition de ces deux termes :
« L'analyse est le chemin qui, partant de la chose demandée, que l'on accorde pour le moment, mène par une suite de conséquences à quelque chose de connu antérieurement ou mis au nombre des principes reconnus pour vrais : cette méthode nous fait donc remonter d'une vérité ou d'une proposition à ses antécédents, et nous la nommons analyse ou résolution, c'est-à-dire solution en sens inverse. Dans la synthèse, au contraire, nous partons de la proposition qui se trouve la dernière de l'analyse : ordonnant ensuite d'après leur nature les antécédents qui plus haut se présentaient comme des conséquents et les combinant entre eux, nous arrivons au but cherché, dont nous étions partis dans le premier cas. ( Pappus, Collections mathémat. VII, préface.) »
Cette méthode peut s'appliquer, soit à la démonstration des théorèmes, soit à la solution des problèmes.
1° Examinons d'abord le premier cas. Si je veux démontrer un théorème partant du principe d'où il pourrait se déduire, je n'ai aucune donnée qui me permette de découvrir ce principe ; ce ne serait que le hasard qui, entre beaucoup de principes essayés successivement, ma ferait trouver celui dont j'ai besoin : ce serait un tâtonnement plein d'incertitudes. Annotations A.p.j. : « C'est ce que j'ai appelé l'empirisme issue de la logique comparative. ».
C'est là la méthode synthétique ou à priori. Mais, au lieu de cela, je puis partir de la proposition même que je cherche à démontrer, et la supposer vraie.
J'ai alors, comme dit Dugald Steward, un point de départ fixe, un datum. Si cette supposition conduit à des résultats faux, elle est donc fausse elle-même : c'est le cas de la réduction à l'absurde, ad absurdum, qui n'est qu'un cas particulier de l'analyse. Si au contraire, elle conduit à des conséquences vraies, faudra-t-il en conclure immédiatement qu'elle soit vraie ? Non, sans doute, car nous avons vu que du faux l'on peut conclure le vrai ( 344 ) ; de ce qu'une supposition conduirait à des conséquences vraies, il ne s'ensuivrait donc pas qu'elle fût vraie. Mais Leibniz a montré à quelle condition cela peut avoir lieu :
« C'est, dit-il, que les propositions soient réciproques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à rebours par les traces de l'analyse ( M.Duhamel a développé le même principe dans son traité sur la Méthode dans les sciences de raisonnement § 26. Mais, suivant lui, ce n'est pas le seul cas de la méthode analytique, c'en est seulement le plus facile § 27. L'analyse ne consiste pas seulement à supposer la proposition vraie et à en tirer la conséquence ( auquel cas, comme le veut Leibniz, il faut que les propositions soient réciproques ), elle consiste encore à remonter de la proposition à une proposition antérieure dont elle serait la conséquence, et de celle-ci à une autre, jusqu'à ce qu'on arrive à une proposition vraie. C'est donc une méthode de réduction. Duhamel § 25.). »
Ainsi pour ce qui est des théorèmes la méthode est celle-ci : supposer le théorème vrai et en tirer les conséquences ; si ces conséquences sont fausses, le théorème est faux ( ad absurdo) ; si elles sont vrai, mais à une condition, c'est que ce soient des propositions réciproques.
2° L'analyse géométrique est employée plus souvent pour la solution des problèmes que pour la découverte des théorèmes. Elle consiste aussi à supposer le problème résolu.
« Après quoi on déduit de cette proposition une série de conséquences aboutissant à une conclusion finale, laquelle ou bien se résout en un autre problème dont on sait la solution, ou bien suppose une opération reconnue impraticable. Dans le premier cas, ce qui reste à faire est de recourir à la construction du problème auquel l'analyse vient aboutir, puis, revenant sur ses pas, de démontrer synthétiquement que cette construction remplit toutes les conditions. » ( D.Steward, Eléments, part. II, ch. IV, sect. III). Soit par exemple à inscrire un hexagone dans un cercle donné. Je suppose le problème résolu, c'est-à-dire que je tire une corde, qui sera par hypothèse le côté de l'hexagone cherché, et je mène deux rayons aux deux extrémités ; or, si j'examine le triangle ainsi construit, je démontre qu'il doit être équilatéral, que par conséquent le côté de l'hexagone est égal au rayon ; d'où il suit que je n'ai qu'à porter le rayon six fois sur la circonférence pour inscrire un hexagone dans un cercle « pour bien comprendre le rôle de l'analyse en géométrie, soit pour les théorèmes, soit pour les problèmes, voy. Surtout Duhamel ( Méthodes dans les sciences de raisonnement, part. I, ch. V et VI). »

379. Les deux analyses réduites à une seule.

De l'analyse géométrique revenons à l'analyse ordinaire ; nous verrons que la méthode régressive ou résolutive, que la Logique de P.-Royal appelle analyse est tout à fait semblable à l'analyse des géomètres. Elle consiste toujours à ramener un problème à un autre, une proposition à une autre ; c'est une méthode de réduction. Duhamel montre très bien comment dans tous les cas, même dans l'usage pratique, on raisonne comme le géomètre. ( Méthode dans les sciences de raisonnement, p. 81.)
Quant au premier sens du mot analyse ( décomposition ), nous verrons que ce sens ne diffère pas non plus essentiellement de celui que nous venons d'expliquer. Car la décomposition n'est pas une pure et simple division. Analyser, ce n'est pas couper en morceaux : analyser une machine, ce n'est pas la mettre en quatre. Mettez un ignorant en face de l'eau, et dites-lui que pour la bien connaître il faut commencer par l'analyser, il ne sera pas plus avancé qu'auparavant ; car, comment s'y prendre pour analyser une substance aussi simple en apparence que l'eau ? Comment s'y prendre pour analyser la lumière ? De même, si je mets un élève inexpérimenté en face d'un sujet de rhétorique, il ne saura comment s'y prendre pour en décomposer les parties. Ainsi l'analyse entendue dans le sens de Condillac n'est pas à proprement parler une méthode, c'est un problème à résoudre, qui, comme tous les problème, suppose la méthode analytique ou régressive. Que l'on examine par exemple comment Lavoisier est arrivé à décomposer l'eau, on verra qu'il a raisonné exactement comme le géomètre qui, supposant le problème résolu, le traduit dans un autre, et celui-ci dans un autre encore jusqu'à la solution cherchée. Ainsi l'analyse, comme méthode de décomposition, n'est encore qu'un cas particulier de la méthode de régression « D.Stevart se trompe donc lorsqu'il dit que le sens du mot analyse, en physique et en chimie, est radicalement différent de celui qu'il a pour les mathématiciens. Duhamel est tout à fait dans le vrai sur ce point. ».
Il en est de même des définitions de l'analyse et de la synthèse données par Newton :
« Par l'analyse, on peut aller des composés aux composants, des mouvements aux forces qui les produisent, et en général des effets aux causes, et des causes particulières aux causes plus générales, jusqu'à ce qu'on arrive aux plus générales de toutes. C'est là la méthode d'analyse. La synthèse consiste à prendre les causes découvertes et constatées pour principes, et à expliquer par elles les phénomènes qui naissent et qui prouvent la vérité de l'explication. »
On voit évidemment par ce passage que Newton entend l'analyse et la synthèse dans un sens tout à fait analogue à celui des géomètres, puisque dans un cas on remonte des effets aux causes, comme des conséquences aux principes ; et dans l'autre cas, on redescend des causes aux effets, comme des principes aux conséquences.
Dans tous les cas, que l'analyse soit entendue comme méthode de décomposition, ou comme méthode de régression et de résolution, elle est toujours l'antécédent nécessaire de la synthèse ; car d'une part, on ne peut recomposer que ce qui a été déjà décomposé ; et de l'autre, on ne peut déduire l'effet de la cause ou la conséquence du principe, qu'après avoir découvert la cause ou le principe. Or, on ne peut les découvrir qu'en partant de ce qui est donné, d'une part l'effet produit, de l'autre le problème résolu ; et en remontant d'une part aux causes et de l'autre aux principes « Sur l'analyse et la synthèse, nous devons encore signaler les belles et profondes considérations de M.Ravaisson dans son Rapport sur la Philosophie du XIX° siècle, p. 236. ».

380. De la méthode des géomètres.

En exposant plus haut ( sect. I, ch. VI ) la théorie de la démonstration, nous avons posé par là même les principes de la méthode des géomètres, c'est-à-dire de la méthode mathématique : car c'est dans les mathématiques, et particulièrement en géométrie, que s'applique dans toute sa rigueur la méthode de démonstration. Pascal, dans son petit traité de l'Esprit géométrique, a résumé avec netteté les règles fondamentales de cette méthode. Elle se compose, comme nous l'avons dit plus haut, de trois choses : les axiomes, les définitions et les déductions. Voici les règles de Pascal sur ces trois objets.
Règles pour les définitions. 1° « N'entreprendre de définir aucune des choses tellement connues d'elles-mêmes qu'on n'ait point de termes plus clairs pour les expliquer. »
C'est ce que nous voyons dans la géométrie : « Elle ne définit aucune des choses, espace, temps, mouvement, etc. »
2° Une seconde règle, qui est la réciproque de la précédente, et qui sera admise de tout le monde, est « qu'il ne faut omettre aucun des termes un peu obscurs et équivoques sans les définir » ; et,
3° Ce qui est corollaire de la règle précédente, « n'employer dans la définition des termes que des mots parfaitement connus ou déjà expliqués ».
Règles pour les axiomes. 1° « N'omettre aucun principe nécessaire sans avoir demandé si on l'accorde, quelque clair et évident qu'il puisse être. »
2° « Ne demander en axiome que des choses parfaitement évidentes d'elles-mêmes. »
Règles pour les déductions. 1° « N'entreprendre de démontrer aucune des choses qui sont tellement évidentes d'elles-mêmes qu'on n'ait rien de plus clair pour les prouver. »
2° « Prouver toutes les propositions un peu obscurs, et n'employer à leurs preuves que des axiomes très évidents, ou des propositions déjà accordées ou démontrées. »
3° « Substituer toujours mentalement les définitions aux définis pour ne pas se laisser tromper par l'équivoque des termes. »
Après avoir exposé ces huit règles, Pascal les réduits d'abord à cinq, et enfin à deux qui sont :
1° Définir tous les noms qu'on impose.
2° Prouver tout, en substituant mentalement la définition au défini.
Cette dernière règle est la plus neuve de toutes celles de Pascal, et elle est une des plus importantes pratiquement. Seulement, il ne faut pas la prendre à la lettre ; car ce serait détruire tout le fruit qui résulte du langage, qui est surtout un système d'abréviation ; et ce serait une gène insupportable et inutile, toutes les fois qu'on parle d'un cercle en géométrie, d'en répéter la définition : en géométrie, moins que partout ailleurs, ces répétitions seraient utiles. Mais il est certain que dans les questions morales, par exemple, où on est sans cesse sollicité à changer le sens d'un mot, à cause de circonstances nouvelles ou de rapports nouveaux qu'on n'a pas prévus, il sera toujours bon d'avoir présente à l'esprit la règle de Pascal.
On objecte à ces règles qu'elles sont trop simples, trop claires, trop connues. Pascal répond à cette objection : « Rien n'est plus commun que les bonnes choses. »
Pascal prétend que les règles précédentes ont été empruntées par la logique à la géométrie, mais qu'elle les a empruntées sans en comprendre la force, et en les noyant au milieu d'une multitude d'autres inutiles. Mais c'est une question de savoir si ces règles viennent de la géométrie à la logique, ou de la logique à la géométrie : « La logique des géomètres, dit Leibniz, est une extension ou promotion particulière de la logique générale. »

381. Démonstration ascendante et descendante.

On distingue deux sortes de démonstrations en géométrie : la démonstration ascendante et la démonstration descendante. Cette distinction se ramène à la distinction de l'analyse et de la synthèse.

382. Du rôle des axiomes et des définitions en mathématiques.

Dugald Stewart a établi que les véritables principes du raisonnement mathématique sont les définitions et non les axiomes. Sans doute, les axiomes sont absolument nécessaires. Ils sont la condition, les vincula du raisonnement ; mais par eux-mêmes ils sont vides et inféconds. Que conclure en effet de cet axiome : le tout est plus grand que la partie, si aucun tout ne nous est donné ? Au contraire, ce sont les définitions qui fournissent les data du raisonnement. De quel principe se tirent les propriétés du cercle, sinon de la définition du cercle ? ( D.Stewart, Eléments. Part. II, chap. I, sect. I ).

383. Le raisonnement géométrique.

On a soutenu « Lachelier, de Syllogisme. » que le raisonnement géométrique constituait une sorte de raisonnement essentiellement différent du raisonnement syllogistique. La raison qu'on en donne, c'est qu'il n'y a pas, en géométrie, de genres et d'espèces contenus les uns dans les autres, et qui permettent de conclure des uns aux autres, ce qui est l'essence du syllogisme ; mais qu'en géométrie tout repose sur l'égalité et l'inégalité, ce qui se prouve par la superposition des figures. Mais la superposition n'est qu'un procédé préparatoire qui rend sensibles les propriétés de la figure : ce n'est pas l'essence du raisonnement. De plus, ce procédé ne s'applique qu'en géométrie et n'est pas de mise dans les autres branches de mathématiques : il n'est donc pas de l'essence du raisonnement mathématique. Or, il ne peut y avoir de différence essentielle entre le raisonnement en géométrie et le raisonnement dans les autres branches des mathématiques. De plus, il est facile de montrer que toutes les démonstrations géométriques peuvent se traduire en syllogisme. Lorsque je démontre que l'un des côtés du triangle est plus petit que les deux autres, il est évident que je fais ce syllogisme : la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre ; le côté AB est une ligne droite ; donc c'est un plus court chemin ; en d'autres termes, il est plus petit que la ligne brisée ACB.
Il n'est pas vrai d'ailleurs que les notions de genre et d'espèce ne jouent aucun rôle en géométrie : car il est certain que, après avoir démontré de tout triangle en général que ses trois angles sont égaux à deux droits, j'applique ensuite ce théorème à toutes les espèces de triangles, quels qu'ils soient : équilatéral, isocèle, scalène. Enfin, quoiqu'il soit vrai de dire que c'est toujours à peu près le même attribut qu'il s'agit d'établir, à savoir, égal ou plus grand, ou plus petit, toujours est-il que pour établir une liaison entre cet attribut et le sujet ( cercle ou triangle ), il me faut un moyen terme ; et, par conséquent, il y a syllogisme « Voy. Dans la Logique de Drobisch ( Appendice ), les premières propositions d'Euclide exposées sous forme syllogistique ».

384. De l'évidence mathématique.

On s'est demandé à quelle circonstance on devait attribuer le caractère particulier d'exactitude et de rigueur que présentent les démonstrations mathématiques. Condillac a prétendu que ce caractère était dû a ce que le raisonnement mathématique se ramène à l'identité des termes et repose sur ce principe que le même est le même :
« Le géomètre, dit-il, avance de supposition en supposition, et retournant sa pensée sous mille formes, c'est en répétant sans cesse le même est le même qu'il opère tous ses prodiges. »
Dug. Stewart combat et réfute l'opinion de Condillac ( Eléments, t. II, ch. II, sect. III ). Il montre que l'erreur consiste à confondre ici l'égalité avec l'identité :
« Lorsqu'on avance, par exemple, que l'aire d'un cercle est égale à l'aire d'un triangle qui aurait pour base la circonférence et pour hauteur le rayon, n'y aurait-il pas un flagrant paralogisme à inférer de là que le triangle et le cercle sont une seule et même chose ? »
Duhamel ( Méthode et raisonnement, ch. XIV, § 73 ) réfute également Condillac en disant qu'il est reconnu en logique que de deux propositions fausses on peut conclure une proposition vraie ( 360 ). Il serait absurde de soutenir qu'une proposition vraie est identique à une proposition fausse. »

385. Doctrine de Dugald Stewart sur l'évidence mathématique.

Selon ce philosophe, l'exactitude du raisonnement mathématique tient surtout à ce que les mathématiques sont fondées sur les définitions, c'est-à-dire sur les hypothèses ( Ibid ).
« Dans les autres sciences, dit-il, les propositions à établir doivent exprimer des faits, tandis que celles que les mathématiques démontrent énoncent seulement une connexion entre certaines suppositions et certaines conséquences… Elles ont pour but, non de constater des vérités concernant des existences réelles, mais de déterminer la filiation logique des conséquences qui découlent d'une hypothèse donnée. Si, partant de cette hypothèse, nous raisonnons avec exactitude, il est manifeste que rien ne pourrait manquer à l'évidence du résultat. »
Il paraît étrange de dire que les mathématiques reposent sur des suppositions. Cependant, qu'est-ce qu'une définition géométrique, si ce n'est une conception de notre esprit ? Dire que le triangle est un espace enfermé par trois lignes droites qui se coupent, n'est-ce pas comme si on disait : supposez que vous enfermiez un espace par trois lignes ; cette portion d'espace, je l'appelle triangle « Il en est de même des concepts arithmétiques : tout nombre est une construction de mon esprit, que j'opère en ajoutant l'unité à elle-même. » Dans ce cas, c'est vous qui faites l'opération et qui la faite librement. Vous ne mettez dans votre concept que ce que vous voulez y mettre, rien de moins, rien de plus. Le raisonnement appliqué à des données aussi rigoureusement déterminées doit donner les conséquences les plus rigoureuses.
Kant a soutenu une doctrine analogue :
« On peut s'élever à une notion, dit-il, de deux manières, ou par synthèse, ou par analyse. Les mathématiques forment toujours leurs définitions de la première manière. Concevez, par exemple, quatre lignes prises à volonté et renfermant un certain espace, de façon que deux des côtés opposés ne soient pas parallèle, et appelez cette figure un trapèze. La notion qui se détermine ainsi n'est pas donnée avant la définition ; elle en est au contraire le produit ( Mélanges de logique, trad. Tissot, p. 83 ( Recherches sur les principes en théologie et en morale ). Kant ajoute à la théorie de Dug. Stewart cette considération importante, qu'il n'y a que le concept de quantité qui se prête ainsi à une construction à priori. D'où il suit qu'il n'est pas vrai de dire avec Dugald Stewart que l'on pourrait imiter la rigueur mathématique dans tout autre domaine en partant de définitions libres. Car hors le cas de la quantité, il y a toujours de l'indétermination dans le concept. ) »
Il résume cette théorie en disant que les mathématiques reposent sur la construction des concepts, et que c'est là le secret de leur remarquable exactitude.

386. Défauts de la méthode des géomètres.

La Logique de P.Royal a signalé certains défauts non dans la méthode des géomètres, mais dans l'application qu'on en peut faire. Ces critiques s'appliquent surtout aux géomètres de ce temps-là ; mais elles peuvent être toujours utiles à méditer pour ceux qui s'occupent de géométrie :
1° Avoir plus de soin de la certitude que de l'évidence, et de convaincre l'esprit que de l'éclairer ;
2° Prouver des choses qui n'ont pas besoin de preuves ;
3° Abuser des démonstrations par l'impossible ;
4° Démontrer par des voies trop éloignées ;
5° N'avoir aucun soin de l'ordre vrai de la nature « Pour le développement de ces propositions, voy. La Logique de P. Royal. ( part. IV, ch. IX et X.) »

387. De l'élégance en géométrie.

Indépendamment de la rigueur et de la solidité, les démonstrations géométriques peuvent avoir une autre qualité, en quelque sorte esthétique, et que l'on appelle l'élégance. L'élégance consiste à démontrer d'une manière facile une vérité difficile. Plus la vérité, en effet, nous paraît difficile à découvrir, plus nous sommes charmés d'y arriver facilement : les conditions de l'élégance sont la brièveté, la simplicité et la clarté. Aller droit au but par les chemins les plus simples, et sans aucune obscurité pour l'esprit, tels sont les caractères d'une démonstration élégante.

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L'œuvre de Paul Janet